Fil d'Ariane
Le 25 mars 2015, l'octroi de plusieurs brevets de l'Office européen des brevets (OEB) pour des légumes — au profit de firmes internationales — a ouvert une première porte à la privatisation des plantes par des industriels en Europe (lire notre article : "Europe : les multinationales peuvent désormais breveter le vivant").
Ces types de brevets, dits de "caractères d'une plante", offrent aux grande firmes des biotechnologies l'équivalent commercial des OGM (Organismes génétiquement modifiés) mais sont uniquement basés sur des "découvertes" de caractères génétiques, pas sur "des modification génétiques". Les industriels des biotechnologies aimeraient pouvoir aller plus loin et "commercialiser sans entraves" ces plantes qu'ils modifient en laboratoire. Mais la législation sur les OGM — particulièrement en Europe — les limite.
La FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), appuyée par plusieurs gouvernements ainsi que par les industriels des biotechnologies, s'est donc mise en tête de faire la promotion des NBT (New Breeding Techniques : Nouvelles techniques de reproduction) lors de son symposium 2016 et pousse à faire changer la législation pour que ces plantes ne soient pas classées dans la catégorie OGM (Organismes génétiquement modifiés).
Pour Guy Kastler, membre de la Confédération paysanne, de la Via Campesina , co-fondateur du réseau semences paysannes (et l'un des rares contestataires ayant pu s'exprimer au symposium de Rome de la FAO), les NBT sont "une ruse" des industriels : "Face au refus des OGM par de nombreux consommateurs, l'industrie a inventé de nouvelles techniques de modification génétique et voudrait qu'elles échappent aux réglementations OGM. Ces techniques de génie génétique consistent à modifier les gènes de cellules de plantes cultivées in vitro. Elles produisent sans contestation possible des Organismes vivants modifiées au sens du protocole de Carthagène."
Étonnamment, la FAO ne présente pas son symposium comme une réflexion pour soutenir l'industrie des biotechnologies agricoles, mais pour aider les petits agriculteurs à lutter contre le changement climatique et améliorer la nutrition :
"Ce symposium international s'intéressera à la façon dont l'application des sciences et des technologies, particulièrement les biotechnologies agricoles, pourrait bénéficier aux petits agriculteurs en développant des systèmes alimentaires durables et en améliorant la nutrition compte tenu du contexte lié au changement climatique."
La définition des biotechnologies est la suivante, de façon générale :
"Un mariage entre la science des êtres vivants – la biologie – et un ensemble de techniques nouvelles issues d'autres disciplines telles que la microbiologie, la biochimie, la biophysique, la génétique, la biologie moléculaire. (Wikipedia)"
Pour les nouvelles techniques de reproduction [des plantes, mais pas seulement], les NBT (qui sont une branche des biotechnologies), il s'agit le plus souvent de "Toutes les techniques d’édition génomique, qui permettent la suppression, l’altération ou l’insertion d’un gène de manière très précise, en utilisant des techniques comme les méganucléases, Talens, ou les systèmes CRISPR" (extrait de : "Guerre en coulisses au sujet des « new breeding techniques »", sur le site agriculture-environnement.fr).
L'organisme français en charge d'aider à la prise de décision sur les législations des biotechnologies, le HCB (Haut commissariat aux biotechnologies) a donc rendu en janvier 2016 un rapport sur l'évaluation des risques avec les NBT sous forme de note. Une note plutôt controversée (lien vers le document).
Yves Bertheau, membre du Conseil scientifique a refusé d'accoler sa signature au texte final, puis a démissionné, dénonçant des mauvaises conditions de travail, ainsi qu'un "oubli du mandat d'évaluation et un dépassement des prérogatives du Conseil scientifique". Ce scientifique de l'INRA (Institut national de la recherche agronomique) dénonce, entre autres, le fait que "certaines parties de la note n’ont rien à voir avec une évaluation du risque". Effectivement, en conclusion de la note, il se trouve des affirmations en lien avec les conditions du "marché" et en matière de "propriété intellectuelle" :
Sur le plan des acteurs de l’agronomie, l’utilisation des techniques de type SDN (inactivation, édition, ajouts de gènes, ndlr) devrait permettre une adaptation rapide à certaines modifications des conditions du marché (au sens de besoins en productions variétales) ou de l’environnement (résistance à une maladie, par exemple).
Les travaux d’études visant à répondre aux interrogations en matière de propriété intellectuelle pourront s’appuyer sur la base des données moléculaires et biologiques, ce point pourra faire l’objet d’études juridiques spécifiques.
(Extrait de la note du 20 janvier du HCB : « NOUVELLES TECHNIQUES » - « NEW PLANT BREEDING TECHNIQUES » Première étape de la réflexion du HCB - Introduction générale)
Ces nouvelles techniques de reproduction sont donc basées sur des manipulations génétiques, effectuées en laboratoire, et permettent de commercialiser des plantes sous brevet. Exactement comme… les OGM. Toute la question est donc de savoir en quoi ces plantes diffèreraient des fameux organismes génétiquement modifiés et ne pourraient être considérées juridiquement comme telles.
Le débat est très technique, mais les conclusions du HCB sont "en faveur" des NBT, pour qu'elles ne soient pas considérées comme des OGM :
En sélection végétale, l’élimination d’un événement de modification génétique par ségrégation négative de modifications génétiques, quelle qu’en soit l’origine (croisements conventionnels, transgenèse, SDN3, cisgenèse ou intragenèse, agroinfiltration...), est une procédure classique. Après confirmation moléculaire de l’exclusion de la modification, la plante résultante devrait être exemptée d’évaluation des risques et pourrait être considérée comme une plante obtenue par sélection conventionnelle.
- Toute technique qui permet de produire une plante non distinguable d’une autre plante de même espèce et qui aurait pu être obtenue par « croisement conventionnel » ou par sélection de mutants (naturels ou induits) ne devrait pas faire l’objet d’une étude systématique calquée sur le modèle des OGM. Ceci concerne : SDN1, SDN2, ODM et les ségrégants négatifs.
- Les fruits ou graines de plantes non génétiquement modifiées mais issus de porte-greffes modifiés ne nécessitent pas d’évaluation environnementale ou sanitaire propre ; le porte greffe est évalué selon sa modification.
- En l’absence d’un transgène, une plante portant des modifications épigénétiques ne relève pas d’une évaluation systématique calquée sur le modèle des OGM.
- L’utilisation de l’agroinfiltration en milieu confiné, et lorsqu’aucune descendance n’est produite, ne génère pas d’OGM.
- Certaines formes de cisgenèse/intragenèse pourraient bénéficier, au cas par cas et après examen des constructions, d’une exemption d’évaluation (comme dans le cas d’autoclonage pour les micro-organismes).
Guy Kestler, sur cette non-catégorisation en OGM des plantes issues des NBT est très clair, et souligne le danger de la privatisation du vivant : "(…) Cette nouvelle manœuvre de l'industrie est d'autant plus perverse qu'elle lui permet de breveter des gènes sans les différencier de gènes existant naturellement dans les semences paysannes et dans les semences conservées dans les banques de gènes. C'est l'ensemble de la biodiversité cultivée disponible qui passe ainsi sous le contrôle d'une poignée de multinationales détentrices des plus gros portefeuilles de brevets (…)
Le militant de Via Campesina ne pense pas que la promotion des NBT a pour seule vocation d'améliorer la vie des petits paysans et de les aider à lutter contre le changement climatique. Reste la Commission européenne qui pourrait rejeter les plantes issues des NBT en les considérant comme des OGM, malgré tout ?
Affaire à suivre…