Fil d'Ariane
Un peu plus de dix années après sa libération qui avait fragilisé la dictature militaire, la dirigeante de Birmanie, Aung San Suu Kyi, a été arrêtée par l’armée ce lundi 1er février. Un renversement qui laisse craindre la fin des espoirs de démocratie pour les Birmans. Entretien avec Sophie Brondel, coordinatrice de l'association pour les droits de l'Homme, Info Birmanie.
La rumeur ne cessait d'enfler, ponctuée par les déclarations de généraux, menaçant de reprendre le pouvoir, sous le prétexte de "fraudes" électorales ayant entaché les élections législatives de novembre 2020. Et les militaires ont fini par passer à l'acte en signant le troisième coup d’État de l'armée en 60 ans. Aung San Suu Kyi, symbole du renouveau démocratique du pays, n'est plus au pouvoir.
Ce scénario laisse entrevoir la fin des espoirs d'une démocratie en Birmanie. Celle-ci était de fait "déjà malmenée ces cinq dernières années", selon Sophie Brondel, coordinatrice de l’association française Info Birmanie. Entretien.
TV5Monde : Comment peut-on expliquer ce troisième coup d’État en soixante ans?
Sophie Brondel : L’armée conteste le résultat des élections législatives de novembre. Elle dénonce des fraudes massives, ce qui est évidemment faux. La réalité, c’est que la LND (Ligue nationale pour la démocratie, parti d'Aung San Suu Kyi) a remporté une victoire massive et le parti USDP, allié des militaires, a essuyé une défaite cuisante (près de 5% des suffrages), ce que l’armée n’attendait pas. Ce scrutin a été très contesté par les militaires, avant même le début des élections et après, en continuité, depuis novembre, jusqu’à aboutir à la crise actuelle.
Ces accusations de l’armée ne sont qu’un prétexte de reprise en main du pouvoir, par l’armée. Derrière ce coup de force, l’enjeu est celui du départ à la retraite du commandant militaire Min Aung Hlaing, qui, désormais, concentre les pouvoirs “législatif, administratif et judiciaire”, selon le communiqué de l’armée. Celui-ci devait quitter ses fonctions et tout cela laisse penser qu’il veut avoir le contrôle sur les plans politiques et économiques. Le choix de passer en force et de mettre un arrêt au résultat des élections entre en contradiction avec la dynamique insufflée par la constitution de 2008, qui favorise pourtant l’armée et lui garantit un certain nombre de pouvoirs. C’est pour cela qu’il faut aussi voir ce coup d’État comme une affaire qui concerne, personnellement, Min Aung Hlaing.
TV5MONDE : On a l’impression que l’armée, qui dispose des ministères de l’Intérieur, des Frontières et de la Défense, n’a jamais vraiment quitté le pouvoir…
Sophie Brondel : En 2008, à la veille de l’ouverture démocratique, l’armée a fait adopter cette constitution, via un pseudo référendum, qui lui garantit son pouvoir et verrouille le système. Elle a donc une mainmise politique, difficilement contestable, dans la mesure où il est prévu qu’en cas de volonté de réforme du texte, il faut 75% des voix au parlement et que les militaires occupent au moins 25% des sièges, d’office.
On le voit, jusqu’à aujourd’hui, avec ce coup d’État dramatique, la transition démocratique amorcée il y a dix ans n’est plus juste très fragile, mais est quasiment de façade. Il faut souligner le fait qu’en une journée, un homme à la tête de l’armée, a fait s’effondrer tous les efforts consentis depuis des années !
TV5MONDE : Pourquoi un tel coup d’éclat, aujourd’hui, et malgré la volonté d’apaisement des relations avec l’armée, affichée par Aung San Suu Kyi ?
Sophie Brondel : Il a été reproché à celle qui était, de facto, à la tête de la Birmanie, de faire beaucoup de compromis, voire de compromissions, vis à vis de cette armée toute puissante.
Les sources qui ont accès à ces informations nous ont néanmoins rapporté une dégradation des relations entre Aung San Suu Kyi et l’armée, malgré les différentes déclarations favorables aux militaires, de celle qu'on surnome "la dame de Rangoon". Les relations entre les deux parties sont en réalité mauvaises depuis 2015 et elles n'ont cessé d'empirer depuis. Le soutien aux militaires d'Aung San Suu Kyi relevait-il d'une conviction ou de nécessité et de pragmatisme ? Il est difficile d’être définitif, mais le débat existe. Ce qui est clair, c’est que politiquement, la LND n’a pas répondu aux attentes de la société civile, des associations de lutte pour les droits de l’Homme.
Néanmoins, le peuple birman a massivement revoté pour la LND en novembre, sans doute, en sachant qu’après 50 ans de dictature, le changement se ferait sur un temps long. Mais rien ne laissait présager une telle interruption de ce processus, qui était, il est vrai malmené, notamment par l’assise des militaires, ces dernières années.
Coup d'État en Birmanie : Aung San Suu Kyi arrêtée, l'armée prend le pouvoir
TV5 MONDE : L’armée ne prend-elle pas un risque en faisant d'Aung San Suu Kyi une martyr ?
Sophie Brondel : En effet, de par son parcours, Aung San Suu Kyi est largement soutenue par la population. Elle vient d’ailleurs d’appeler les Birmans à refuser le coup d’État et à protester pacifiquement. Nous surveillons d’ailleurs, de très près, la réaction de la population. Il y a une très grande peur par rapport à cette armée et le passif de répression qui existe. L’autre question concerne la volonté d’action de l’armée, car la population lui est, de toute façon, hostile. On ne sait pas quel sera le rapport de force et cela est très inquiétant.
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TV5 MONDE : Qu’est-ce que l’annonce, par l'armée, d’un état d’urgence, pendant un an, peut laisser entrevoir au terme de cette échéance ?
Sophie Brondel : L’armée affiche, comme toujours, la volonté de garantir la "véritable démocratie", de la même façon que lorsqu’elle va faire la guerre, elle le fait pour "la paix éternelle". Ce qui transparaît des contacts que l’on peut avoir, c’est une vive inquiétude concernant cette échéance. On pense que cette annonce d’élections dans l’année est une façon d’endormir la population et la communauté internationale, qui critique unanimement ce coup d’État, et de temporiser.
Nous sommes inquiets dans la mesure où cette même communauté internationale n’a pas été très mobilisée lorsqu’il s’agissait de s’occuper des crimes perpétrés à l’égard des minorités, notamment les Rohingyas.
Pourra-t-elle peser sur ce régime ? Va-t-elle prendre les sanctions que nous réclamons depuis des années ? Pourra-t-elle négocier avec l’armée ? La situation est complexe et une issue favorable à l'échelle internationale semble compromise, notamment parce que la Chine et la Russie, qui ont un droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, sont des partenaires privilégiés de ce régime qui leur achète des armes.
TV5MONDE : Peut-on craindre davantage de violence à l’égard des minorités, notamment rohingyas, avec ce retour de l’armée au pouvoir ?
Sophie Brondel : Oui, il faut d’ailleurs rappeler que Min Aung Hlaing, désormais aux commandes, est lui même mis en cause pour ce génocide devant la Cour pénale internationale. Son arrivée au pouvoir est donc une mauvaise nouvelle. Ça ne peut être que pire pour les minorités, en sachant qu’avec le duo LND/armée au pouvoir, leur situation était déjà catastrophique.
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TV5MONDE : Pourquoi la démocratie ne parvient-elle finalement pas à s’imposer en Birmanie ?
Sophie Brondel : Parmi les facteurs, évidemment, cette armée, toujours en place, n’aide pas et a, au fil des des décennies, gangréné tout le système politique et économique. Mais cela ne suffit pas à expliquer cette impression de constant retour en arrière.
Il y a également tout un enjeu de culture démocratique au sein du pays, avec, notamment, la question de l’acceptation de la diversité. L’État birman est très faible. Le pays est divisé et fragilisé par de nombreux conflits, des revendications d’autonomie des minorités, qui sont le pendant de la répression de l’armée et de la négation de leurs droits.
Aujourd’hui, nous avons assisté au paroxysme du fait que le pays est profondément marqué par le joug des militaires. Personne ne pensait qu’en cinq ans, la Birmanie deviendrait un État démocratique, notamment au vu de son passé et des problèmes inhérents à son organisation institutionnelle, mais nous pensions qu’au fil du temps et des générations, cela irait pour le mieux.
La crise des Rohingyas a été le point de départ d’un certain nombre de dégradations que nous avons pu constater sur les cinq dernières années, avec notamment des arrestations de journalistes, ou encore de conflits dans certaines zones. On a pu constater, à l’occasion de ces élections, qu’au sein même de la LND, la culture démocratique n’était pas acquise. Cette somme de défis et de défaillances explique le scénario que nous vivons aujourd’hui et qui ne suscite rien d’autre que l’inquiétude chez nous.