Fil d'Ariane
Et si la condamnation de l’ex-président Lula pour corruption avait été le fruit d’un complot ? La thèse n’est pas nouvelle mais elle était jusqu’à présent surtout celle de l’accusé, ses avocats et ses fermes partisans.
Elle prend aujourd’hui une autre dimension avec la mise en cause argumentée des responsables de l’enquête anticorruption à l’origine de sa chute judiciaire par un média d’investigation indépendant, The Intercept. Un éclairage nouveau qui pourrait influencer la décision de la cour suprême du Brésil, appelée à statuer prochainement sur la libération éventuelle de l’ex-président de légende. Rappel des épisodes d’une série à rebondissements, au cœur d’une des plus grandes démocraties de la planète.
Né il y a 73 ans dans une famille modeste du Nordeste brésilien contrainte de s’exiler à Sao Paulo, Luiz Inácio Lula da Silva a quitté l’école à 10 ans pour des petits emplois de rue.
Adolescent, il devient ouvrier métallurgiste et, vers 20 ans, syndicaliste. Ce qui lui vaut sous la dictature militaire ses premiers séjours en prison.
À trente ans, il dirige son syndicat dont les grandes grèves, dans la fin des années 70, font vaciller le régime. Il fonde en 1980 le Parti des Travailleurs (PT), puis, en 1983, son pendant syndical, la Centrale Unique des Travailleurs (CUT).
Très à gauche mais non communiste, il se porte candidat à la présidence de la République dès le rétablissement de la démocratie, à la fin des années 80. Le premier de trois essais manqués. Le quatrième est le bon. En octobre 2002, l’ancien cireur de chaussures est élu président de la première puissance latino-américaine.
Il en est aussi le premier de ce bord politique. Sans rompre avec le Fonds Monétaire International, il le tient en respect, milite pour sa réforme et lance différents programmes sociaux qui améliorent grandement le sort des populations modestes. Il rompt sans fracas avec l’alignement du Brésil sur Washington et tisse des liens avec des pays en disgrâce : Cuba, Venezuela, Bolivie… Tout cela lui vaut tout naturellement de solides haines.
Confortablement réélu en 2006, il impulse une commission de réconciliation sur les crimes de la dictature. La réglementation du port d’armes à feu est un peu renforcée, l’avortement libéralisé.
Fait rare, le pouvoir n’use pas sa popularité, au plus haut en 2010 à la fureur de ses adversaires de la droite, de la finance et des médias, concentrés en quelques mains.
Ne pouvant constitutionnellement briguer un troisième mandat consécutif, Lula défend comme successeur une de ses ministres, Dilma Roussef. Elle est élue présidente en 2010. Nettement moins populaire, elle gagne de justesse un second mandat en 2014.
C’est alors que survient, sur fond de difficultés économiques et contestations grandissantes, l’affaire Petrobras. En résumé : la mise en lumière d’une vaste pratique – pour plusieurs milliards de dollars - d’octrois de contrats publics contre commissions.
L’offensive judiciaire prend un nom : « lava jato », « lavage express ». Elle est menée en particulier par un juge jusqu’alors inconnu : Sergio Moro. Elle emporte de nombreuses personnalités politiques dont trois présidents du Brésil.
Première et principale cible : Lula, qui ne fait pas mystère de son intention de briguer un nouveau mandat aux présidentielles de 2018. Il se voit accusé d’avoir usé de son influence pour obtenir à un groupe de bâtiment -travaux publics (OAS) un contrat avec le géant Petrobras, et d’avoir reçu en rétribution un appartement en bord de mer.
Dilma Roussef est moins directement impliquée mais son discrédit devient ingérable. Le Tribunal suprême lui reproche la nomination de Lula à une haute fonction lui assurant l’immunité. Le parlement – dont nombre de députés sont eux-mêmes compromis – l’accuse de maquillages de comptes publics. Elle est destituée en avril 2016, laissant la place au vice-président Michel Terner, à son tour accusé de corruption.
En juillet 2017, au terme d’une lutte judiciaire acharnée, Lula est condamné à neuf ans et demi de prison, peine portée à douze ans en janvier 2018 (réduite depuis en appel à huit ans et dix mois). Il y entre en avril en se constituant prisonnier mais confirme sa candidature à la présidentielle d’octobre 2018, dans laquelle il est largement favori.
La Cour suprême en décide autrement. Elle le déclare en juillet inéligible, obligeant son parti à présenter un candidat de substitution sans charisme, Fernando Haddad. Le 28 octobre 2018, c’est le militaire d’extrême-droite Jair Bolsonaro, admirateur de Trump et du dictateur Pinochet, qui est élu président de la République. Il fait aussitôt du juge Moro son ministre de la Justice et dit désirer voir Lula « pourrir en prison ».
Créé en 2014 par des journalistes américains de renoms et financé par le fondateur d’Ebay Pierre Omidyar, The Intercept est un site d’investigation travaillant en particulier sur des sources anonymes et sécurisées comparables à Wikileaks. Dans la foulée d’Edward Snowden, il s’est illustré par des révélations sur les assassinats ciblés perpétrés par les forces américaines au moyen de drones en Afghanistan, Yémen et Somalie. Il est actif au Brésil.
« Les archives obtenues par notre site sur le Brésil sont parmi les plus importantes de l'Histoire du journalisme », écrit dans un tweet le cofondateur de The Intercept, Glenn Greenwald à propos de ce qui devient « l’affaire Moro ». « Elles contiennent des secrets explosifs sous la forme de chats, d'audios, de vidéos, de photos et autres documents » sur le procureur de Lava Jato, Deltan Dallagnol, le juge Moro et « un grand nombre de responsables qui continuent d'exercer une importante influence politique et économique au Brésil et dans d'autres pays ».
De quoi s’agit-il ? Entre autres, de courriers captés sur la messagerie Telegram. Selon certains d’entre eux divulgués dimanche, le juge anticorruption Sergio Moro, normalement tenu à l'impartialité et qui a toujours nié avoir condamné Lula pour des motifs politiques, consultait régulièrement le procureur Dallagnol et n'hésitait pas à lui faire des suggestions sur le déroulement des enquêtes en lui conseillant des sources opportunes.
Dans un échange avec ses collaborateurs, le procureur fait, d’un autre côté, état de ses doutes sur la culpabilité de Lula, jugeant peu probant le lien allégué entre l’appartement « cadeau » et le contrat OAS-Petrobras.
Parmi d’autres révélations gênantes : à l’automne 2018, des juges du Tribunal suprême se sont entendus pour empêcher une interview en prison de l’ex-président qui pourrait, craignaient-ils, profiter à Fernando Haddad, l’adversaire de Bolsonaro.
Rien de juridiquement déterminant à court terme. Le caractère illégal de ces discussions entre acteurs du « Lavo Jato » reste difficile à établir. En outre, elles n’innocentent pas formellement l’ex-président Lula.
La thèse officielle de la neutralité des juges ne s’en trouve pas moins considérablement ébranlée et l’opération, fut-elle étayée juridiquement, ressemble de plus en plus à une conspiration de personnes ayant un intérêt politique et même personnel à l’élimination de la redoutable icône de la gauche. « Alors qu'ils ont assuré longtemps qu'ils étaient apolitiques et motivés par la seule lutte anticorruption, les procureurs de Lava Jato ont en fait comploté entre eux sur les moyens d'empêcher le retour au pouvoir de Lula et de son Parti des Travailleurs », affirme sur son site The Intercept.
Au Brésil, les avis sur les suites de ces révélations sont partagés. Des politologues doutent qu’elles débouchent sur une crise politique. Une manifestation en faveur de Lula n’a réuni que quelques dizaines de personnes lundi soir à Brasilia.
Mais The Intercept promet d’autres révélations et l’affaire n’en est peut-être qu’à ses débuts. Fernando Haddad, l’ex-candidat du Parti des Travailleurs y voit pour sa part « le plus grand scandale institutionnel de l’histoire de la République », estimant que si les informations du site d’investigation se vérifiaient « beaucoup vont devoir être emprisonnés et une grande farce serait dévoilée au monde ». Et sur Tweeter, le mot-clé #MoroTraidorDaPatria (Moro traitre à la Patrie) est devenu particulièrement populaire.
Plusieurs recours de l’ancien président en vue de sa libération doivent être examinés par la Cour suprême dans les jours et semaines qui viennent. Ce ne sont pas les premiers et les précédents ont été rejetés. Ceux-ci, de l’avis de juristes, ont plus de chance d’aboutir. Le retour dans l’arène politique du toujours charismatique dirigeant de gauche serait une fâcheuse nouvelle pour le régime de Jair Bolsonaro.