Fil d'Ariane
"Je n'aime pas la politique agricole commune : des subventions à long terme dans n'importe quel secteur, ce n'est pas un bon système, cela ne donne pas une agriculture efficace ou innovante", explique Robert Moore, avant de renchérir : "cela permet à certains fermiers de rester dans le business, alors qu'ils ne devraient même plus y être, en plus, c'est un mauvais choix pour les contribuables: ça coûte tellement d'argent."
Deux ans après le vote et malgré la crise actuelle, Robert Moore ne regrette pas sa décision. Pour lui, quitter l'Union européenne, c'est un soulagement, un nouveau départ. Et même si sa ferme est à 500 mètres de la frontière avec la République d'Irlande, une frontière qu'il traverse à plusieurs reprises chaque semaine, le risque d'un "No Deal" - un Brexit dur, sans accord - qui se profile de plus en plus, ne l'inquiète pas outre mesure.
Pour Robert Moore, quelles que soient les conséquences du Brexit, les fermiers nord-irlandais résisteront et s'en remettront, comme ils l'ont fait "au moment de la crise de la vache folle", rappelle-t-il. Un optimisme que ne partagent guère les membres de l'association "Border communities against Brexit" (littéralement "Communautés frontalières contre le Brexit"). L'idée d'une véritable frontière physique, avec des barrières, des postes de contrôle et des douaniers, c'est la principale crainte d'une partie des habitants des régions situées le long des 499 kilomètres de frontière entre l'Irlande et le Royaume-Uni.
Alors régulièrement les communautés frontalières s'y opposent, en organisant des actions coups de poing.
Comme le 26 janvier dernier, lorsque les habitants de Newry, en Irlande du Nord, et de Dundalk en république d'Irlande, se sont rejoint sur la ligne de frontière pour recréer un "check point" : un poste de contrôle, avec un mur, des soldats et des douaniers déguisés.
La mise en scène est destinée à faire du bruit dans les médias et jouit du soutien de nombreux entrepreneurs de la région (médecins, pharmaciens, éleveurs, fermiers, etc.), ainsi que de partis politiques, comme le Sinn Fein, très présent sur ce dossier aux côtés de l'association.
En 2016, l'Irlande du Nord a voté à 56% pour rester dans l'Union européenne, et dans les communautés frontalières, le score anti-Brexit était parfois encore plus élevé, alors le message est clair : ces habitants ne veulent ni d'une frontière physique, ni de quotas, ni de taxes douanières entre l'Irlande du Nord et l'Union européenne.
Hormis les complications économiques, beaucoup craignent que le retour à une frontière entre la République d'Irlande et la province d'Irlande du Nord ne fragilise aussi les accords de paix du Vendredi saint ("Good Friday agreement" signé en 1998), qui ont mis fin à trente ans de conflit armé entre catholiques républicains et protestants unionistes en Irlande du Nord.
D'autant plus qu'avec le Brexit, l'objectif séculaire de l'IRA et des indépendantistes nord-irlandais revient à l'ordre du jour : la décision britannique de quitter l'UE donne un coup de fouet aux velléités de réunification avec la République d'Irlande, pour constituer une grande Irlande forte de ses "32 comtés" dans le giron de l'UE.
Parmi les membres de "Border communities against Brexit", les éleveurs comme John Sheridan seraient sans doute le plus impactés par un "No Deal" alors il milite sans relâche depuis trois ans, d'abord contre le Brexit, et désormais pour le "Backstop", le "filet de sécurité" proposé par l'UE pour l'Irlande du Nord.
Et d'affirmer : "On est déjà en train de vendre. On travaille dans une entreprise et nos enfants aussi, et à la dernière réunion des dirigeants, le maître mot c'était "vendez vos stocks". Vendre, c'est aussi l'angoisse de William Lynch depuis des mois. Cet ancien pompier catholique possède une entreprise d'ostréiculture à une dizaine de kilomètres au nord de Derry.
Une frontière qui aujourd'hui est totalement invisible, et traversée chaque jour par des dizaines de milliers de personnes et de véhicules. Pour des entrepreneurs comme William Lynch, la principale crainte est celle de voir renaître des postes de contrôles physiques avec de douaniers. D'une part, ils appréhendent les délais et les embouteillages pour passer les postes frontières futurs: "L'huître est un produit qui ne peut pas se permettre d'attendre longtemps bloqué quelque part : c'est un produit qui se gâte très vite", rappelle William Lynch. D'autre part, ils ont peur des taxes douanières majeures, qui vont nuire à leur compétivité sur le continent et dans les pays de l'UE.
Dans le cas de William Lynch, un troisième problème se pose de manière lancinante : c'est que toute son entreprise, le coeur même de son activité qui risque d'être scindée en deux. Car son exploitation d'ostréiculture est à cheval entre les deux pays : son entreprise de triage des huitres est à Culmore, en Irlande du Nord, ses élevages d'huîtres sont à quelques kimètres de là, sur la côte de Muff, en République d'Irlande. Pour William, un Brexit dur reviendrait à payer des taxes, à patienter dans des embouteillages aux postes de contrôle, et surtout à perdre son accès illimité à la mer.
"La seule option que je vois, si les choses se passent mal avec cette histoire de frontière, c'est que je devrais fermer mon cabanon et mon entreprise en Irlande du Nord et descendre ici, pour acheter un endroit et une cabane. Cela va engendrer plein de dépenses, et je ne veux pas le faire à moins d'y être forcé", confie William Lynch, d'un air dépité.
Un choix qu'il sera peut-être amené à faire dans les jours prochains pour sauver son entreprise et maintenir le travail pour ses employés. A moins d’un mois du Brexit, ils sont des milliers d'entrepreneurs en Irlande du Nord comme lui à suivre de très près les discussions entre Londres et l'Union européenne, avec l'espoir d'une solution solide, d'un accord négocié entre les deux parties.
Mais la perspective d'un "No Deal" semble de plus en plus plausible. Ce mardi 12 mars, le Traité de retrait de l'UE, conçu pour permettre une sortie en douceur du Royaume-Uni de l'Union européenne, a été largement recalé par 391 voix contre 242 par les députés britanniques, qui l'avaient déjà rejeté une première fois le 15 janvier.