Fil d'Ariane
Yvan Mayeur : "Il est difficile d'isoler une unique raison à ce choix. La présence d'hommes politiques congolais, comme Moïse Katumbi, Jean-Pierre Bemba ou auparavant Étienne et Félix Tshisekedi, est évidente. Le lien du passé colonial entre la Belgique et la République démocratique du Congo est resté fort. Bruxelles accueille aujourd’hui une importante diaspora congolaise et ces dirigeants venus s'installer dans la capitale belge retrouvent des réseaux de leurs pays d'origine. Ils trouvent surtout une base militante, conséquente sur place, capable de les aider politiquement durant la période d'exil. Les raisons de la présence de Laurent Gbabgo (ancien président ivoirien de 2000 à 2010) à Bruxelles sont différentes. Il était hors de question pour le président déchu de s'installer à Paris. La France est à l'origine de sa chute politique. La Belgique a été toujours un Etat tampon entre les grandes puissances du continent. Pour tout président africain renversé ou destitué, et peu enclin à s'installer en France, puissance influente en Afrique, le choix de la Belgique reste prudent. La Belgique a longtemps eu une politique dite de neutralité ou du moins de recherche du compromis dans l'histoire des relations internationales.
TV5MONDE : Comment jugez-vous la présence de nombreux chefs politiques non-africains en exil comme Carles Puigdemont ?
Yvan Mayeur : Les exilés catalans se sont installés en Belgique car ils parlent le même langage politique que les Bruxellois, celui du fédéralisme. Le mode de fonctionnement institutionnel de la Belgique avec ses régions autonomes attire de nombreux autonomistes en Europe. Carles Puigdemont, qui est par ailleurs francophone, est attiré par ce cadre, celui d'un pouvoir central flexible et respectueux des différences linguistiques et de l'autonomie des régions. Je ne crois pas que son rapprochement présumé avec les nationalistes flamands ait pu constituer la raison première de sa venue à Bruxelles. La ville abrite aujourd'hui un peu plus de 160 nationalités dans une même autorité administrative avec un statut particulier au sein du pays. Cette logique du respect de la différence de l'autre, de sa langue, a inspiré également des dirigeants historiques. Yasser Arafat, l'ancien président de l'Autorité palestinienne, avait un temps affirmé vouloir convertir Jérusalem en nouvelle Bruxelles.
Puigdemont l'exilé, grand absent du procès de l'indépendance catalane
Le procès de douze dirigeants catalans pour leur rôle dans la tentative de sécession de 2017, débutera le 12 février devant la Cour suprême espagnole avec un grand absent, Carles Puigdemont. L'ancien président de la Généralité de Catalogne a quitté Bruxelles pour Waterloo, à une vingtaine de kilomètres au sud de la capitale. Il suivra le procès de son ancien vice-président Oriol Junqueras, depuis sa villa renommée "Maison de la République".
TV5MONDE : Est-ce que la présence des institutions européennes à Bruxelles encourage la venue de ces exilés ?
Yvan Mayeur : Je ne dirai pas qu'ils viennent à Bruxelles pour entrer en contact avec la Commission européenne ou le Conseil européen. Surtout, les grands médias internationaux sont présents à Bruxelles parce que la ville est justement la capitale de l’Europe. C'est cette concentration médiatique qui les fait venir. Des gens comme Carles Puigdemont ou Rafael Correa (marié à une femme belge, ndlr) savent que la ville constitue une caisse de résonance formidable pour leur agenda politique.
TV5MONDE : Est ce que la ville va continuer à accueillir autant de dirigeants en exil ? Peut-on parler de politique d'accueil délibérée de la part des autorités belges ?
Yvan Mayeur : Je ne sais pas si nous assistons à une tendance. La politique d'accueil des demandeurs d’asile est en tous cas bien moins généreuse qu'auparavant. Elle a été en partie battue en brèche par l'ancien ministre de l'Intérieur, le nationaliste flamand Theo Francken. En même temps, la loi de compétence universelle a été abrogée. Cette loi permettait à la justice belge de poursuivre, sans considération de lieu, des personnes pour participation à un génocide. Cette compétence a pu freiner l'arrivée de dirigeants politiques ou d'anciens seigneurs de la guerre à Bruxelles. La capitale belge reste aujourd'hui une "ville monde" avec son écosystème comme Londres ou New-York, mais à une échelle plus humaine au sein d'un petit pays. Bruxelles continuera d'accueillir des exilés politiques, fidèle à sa tradition, comme ce fut le cas au XIXème siècle pour Victor Hugo ou Karl Marx.
Les exilés et la Belgique, une protection longtemps sous surveillance
Bruxelles a accueilli en exil de nombreuses personnalités mais toujours avec le souci de préserver ses relations diplomatiques. Jusqu'en 1970, une loi imposait aux exilés de cesser toute activité politique. C'est ainsi que Victor Hugo réfugié en 1851 à Bruxelles, suite au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte, partira un an plus tard sur l' île britannique de Guernesey, jugée plus accueillante. Les communards Jules Vallès et Jean-Baptiste Clément, eux, se voient refuser l'asile belge et doivent partir pour Londres. Pendant l'entre-deux guerres, les 30 000 réfugiés italiens, dont la plupart fuit le fascisme, verront leur liberté d'expression muselée par la police belge.