Alors que l'Union européenne s'apprête à ouvrir des négociations de libre-échange avec les Etats-Unis, Paris défend fermement sa ligne rouge de « l'exception culturelle ». La Commission exige au contraire que tout soit sur la table. Les ministres du commerce se réunissent le 14 juin à Bruxelles pour, en principe, trancher. La France - qui menace par la voix de son Premier ministre Jean-Marc Ayrault d'utiliser son « droit de veto politique » - se trouve, cette fois, assez largement soutenue dans son combat.
Sans exception
La majorité des États européens, des soutiens jusque aux États-Unis ou en Grande Bretagne, le Parlement, l'union sacrée de grands acteurs du secteur, industriels ou artistes : s'il est une cause dans laquelle la France peut se prévaloir de n'être pas isolée, c'est celle de l'exception culturelle. On pourrait croire l'affaire entendue. C'est compter sans l'opiniâtreté libre-échangiste de la Commission de Bruxelles, qui entend bien (à l'exception de trois commissaires) conserver l’audiovisuel sur la table dans sa grande négociation commerciale à venir (dès l'été prochain) avec les États-Unis.
Officiellement, il n'est nullement question de brader ... seulement de ne rien exclure. Le futur « partenariat transatlantique sur le commerce et les investissements » comporte de multiple volets. Belge, flamand, très libéral et nullement embarrassé par les fiascos prévisionnels Bruxellois des dix dernières années, le Commissaire au commerce Karel de Kucht qui représentera l'UE dans les pourparlers y voit à la clef « 65 milliards d'euros de gain pour l'économie européenne, soit l'équivalent de 500 euros par ménage et par an ». Cinq cents pile, un chiffre qui sonne bien mais requiert justement pour les négociateurs un mandat « ambitieux » et global : « exclure totalement un secteur de la discussion serait aller à l'encontre de la position européenne visant à obtenir un accord large et complet », précise t-il. Une fois n'est pas coutume, Bruxelles est cette fois appuyée par une Grande-Bretagne attachée par dessus tout à la liberté du commerce. « Tout doit être sur la table, y compris les questions difficiles, sans exception », estime son Premier ministre David Cameron.
Défendre l'avenir
La Commission, en outre, veut faire vite et conclure un accord avant octobre 2014, date de la fin de son mandat (en comparaison, des discussions similaires entre l'UE et le Canada n'ont toujours pas abouti après quatre ans). Particulièrement intéressé à une issue heureuse et prompte : son président Manuel Barroso à qui l'on prête d'autres ambitions personnelles internationales.
En France, la ministre du commerce extérieur Nicole Bricq est moins pressée « Il y a plein de choses formidables dans ce projet mais ce n'est pas pour cela que je vais m'engager en culotte courte dans une négociation », a t-elle lancé, fustigeant la façon dont, selon elle, la Commission dit « voilà, on négocie tout ». Penser qu'ainsi les Américains vont en retour ouvrir leurs marchés « c'est vraiment faire preuve d'une très grande naïveté », ajoute t-elle.
Sur la même ligne, sa collègue de la culture Aurélie Fillipetti ne se satisfait pas de la promesse faite par José Manuel Barroso à François Hollande selon laquelle l'inclusion de l'audiovisuel dans la négociation ne remettrait pas en cause ce qui est aujourd'hui le principal fruit de l'exception culturelle: les subventions et les quotas. C'est l'avenir, fait-elle valoir, qui doit être considéré : « Nous ne souhaitons pas que les quotas et subventions soient seulement garantis dans l’état actuel des choses, c’est-à-dire pour les diffuseurs existants mais que la porte reste ouverte pour inclure dans « l’exception culturelle » les futurs canaux de distribution à la demande. Les évolutions technologiques doivent pouvoir être intégrées dans l’exception culturelle à l’avenir. C’est un acquis communautaire qui ne doit pas être remis en cause ».
Champagne
Or, cette fois, Paris n'est pas seule. Longtemps moquée par les anglo-saxons et penseurs libéraux qui y voyaient – au même titre que la défense du français ou autres vestiges grotesques d'un monde imparfaitement globalisé – un protectionnisme détestable et un combat gaulois forcément « ringard », l'exception culturelle est aujourd'hui soutenue bien au delà de l'hexagone.
Au côté de la France, treize ministres de la Culture (allemand, autrichien, belge, bulgare, chypriote, espagnol, hongrois, italien, polonais, portugais, roumain, slovaque et slovène, rejoints par leurs collègues luxembourgeois et croates), ont adressé le 13 mai une lettre à la présidence irlandaise de l'Union et à la Commission européenne demandant que soit « pleinement maintenue la position constamment réaffirmée de l'Union, qui a toujours exclu, au sein de l'Organisation mondiale du commerce comme dans les négociations bilatérales, les services audiovisuels de tout engagement de libéralisation commerciale ».
« C'est toute une politique de l'Union et de ses États membres qui serait compromise si l'exclusion que nous demandons n'était pas assurée », écrivent les ministres qui estiment que, plus largement, « il en va même de notre capacité à choisir et faire vivre nos législations et réglementations face aux évolutions technologiques et économiques ».
Le 23 mai, le Parlement européen votait en séance plénière une résolution dans le même sens. Un vote, à ce stade, consultatif mais un second camouflet que Bruxelles peut difficilement ignorer, inspirant aux commissaires un silence embarrassé mais à l'un de ses artisans, le député socialiste Henri Weber un commentaire pétillant : « Champagne! ».
Écrire son histoire
Le monde de la culture, lui, se mobilise également en France mais aussi à travers le monde de façon très inhabituelle, cinéastes en tête … et Hollywood inclus. « L'exception culturelle est le meilleur moyen de préserver la diversité du cinéma », lançait au Festival de Cannes Steven Spielberg, Président cette année de son Jury. De l'Américain David Lynch à l'Espagnol Pedro Almodovar, du Britannique Ken Loach aux Belges Jean-Pierre et Luc Dardenne, du Finlandais Aki Kaurismäki à la Néo-Zélandaise Jane Campion en passant par d'innombrables monuments des cinémas italiens (Benigni, Bertolucci, Tornatore) ou français (Beinex, Jaoui, Costa Gavras …), plus de six mille signatures ont été recueillie par leur pétition internationale au titre sans ambigüité : « l'exception culturelle n'est pas négociable ». « Nous nous battrons, y est-il écrit, pour que l’Europe continue à écrire son Histoire par l’esprit, par la Culture, par un regard divers sur soi et sur le Monde, afin que les citoyens puissent apporter des réponses profondes et complexes aux défis que notre époque soulève. »
A leur côté, le réalisateur allemand Wiw Wenders se demandait dans un texte grave lu au parlement européen s'il faudrait désormais « respirer une fois sur deux, mettre nos livres aux feux, fermer tous nos musées, (…) sacrifier nos premiers nés, reconstruire le mur de Berlin ». « Quel langage faut-il employer pour que ceux qui considèrent sérieusement d’abandonner l’exception culturelle comprennent la monstruosité, l’absurdité, l’ampleur désastreuse de cet acte suicidaire (…) Si d’autres peuples ont dû accepter le massacre de leur culture, pourquoi nous, les Européens, devrions – nous suivre leur triste exemple ? ».
Le cri de l'auteur de « L'ami américain » ne paraît guère avoir troublé le président de la Commission demeuré, après avoir reçu le 11 juin une délégation internationale de cinéastes, sourd à leur plaidoirie et inflexible dans sa position. Communiqué inattendu mais renseigné d'une député du Groupe PPE (son soutien officiel), l'ancienne ministre de la justice française Rachida Dati : « M. Barroso se couche devant les États-Unis avant même que les négociations ne commencent. (…) Que M. Barroso s'en aille, et vite! Son manque de courage et son inefficacité auront décidément causé beaucoup de tort aux Européens ».
Pour éclairé qu'il puisse paraitre, l'avis a peu de chance d'être suivi rapidement et l'issue du combat demeure incertaine.