Dimanche 9 octobre 2011 s'est tenue le premier tour (et sans doute unique) de l'élection présidentielle camerounaise. 23 candidats étaient en lice, mais l'actuel président, Paul Biya, largement favori, devrait être proclamé vainqueur dans les deux semaines à venir. En place depuis maintenant 29 ans, il incarne l'image du chef d'Etat africain « indéboulonnable ». Alors que Paris semble prendre ses distances avec ce personnage trop encombrant, les articles rappelant le rôle de la France dans les drames sociaux, économiques et politiques du pays se multiplient. Analyses du journaliste camerounais Jean-Bruno Tagne et de la chercheuse française Odile Tobner.
“ Le Cameroun est en réalité une énorme poudrière »
Jean-Bruno Tagne, journaliste camerounais
« Il est difficile de faire le bilan exhaustif du règne du président Paul Biya qui dure depuis 29 ans, à la tête du Cameroun. Au-delà de la paix apparente dont lui et ses zélateurs se targuent, il faut dire que le Cameroun est un pays sinistré sur tous les plans. Le Cameroun est devenu une espèce de monarchie. En avril 2008, Paul Biya a fait modifier la constitution au prix de nombreuses vies, pour s’éterniser au pouvoir. La réalité est que le chef de l’Etat règne sans partage, grâce à une puissante machine administrative inféodée au parti au pouvoir, le RDPC. Ce qui a tué chez les Camerounais tout intérêt à la politique. Une alternance par les urnes est impossible. Tout est verrouillé et corrompu. Nicolas Sarkozy a soigneusement évité de se rendre au Cameroun. Il est allé chez les voisins, mais jamais n’est venu voir Paul Biya. En revanche, la France a déroulé le tapis rouge sous les pieds du chef d’Etat camerounais à l’Elysée. Et en juillet 2011, le ministre français chargé de la Coopération, Henri de Raincourt a séjourné au Cameroun. A l’issue de cette visite, il s’est dit qu’il était porteur d’un message du président Sarkozy suggérant à l’ami Biya de ne pas se représenter à la présidentielle. Mais tant que Boloré et tous les autres industriels français continueront à faire des affaires en toute quiétude, Paul Biya pourra dormir la porte ouverte. UN CLIMAT DE DÉSINTÉRESSEMENT GÉNÉRAL Pour la présidentielle du 9 octobre prochain, il y a, en plus de Paul Biya, 22 autres candidatures. Chacun est convaincu de pouvoir faire mieux. Il y a un potentiel humain extraordinaire au Cameroun. Seulement, le jeu est faussé. Ce qui a découragé un certain nombre de personnalités capables de diriger ce pays. Toute aspiration au pouvoir suprême est un crime. Ceux qui ont essayé de lorgner le fauteuil présidentiel ont payé de leur liberté. Les Camerounais iront aux urnes le 9 octobre prochain dans un climat de désintéressement général. Il n’y a pas d’engouement de la part du public pour cette élection. Les meetings ne sont pas populaires, contrairement aux années 1990 lors du retour au multipartisme. Les malheureux Camerounais ne sont pas non plus servis par leurs hommes politiques. Leur niveau global est bas. Les regarder le soir à la télé dans l’expression des candidats pendant cette campagne est un véritable supplice. Ils n’arrivent à rien proposer quant aux problèmes réels des Camerounais.»
« Tout le dispositif du régime Biya est conseillé et équipé par la France »
Odile Tobner, écrivaine française spécialiste du Cameroun
« L'état du Cameroun est désastreux. Tous les indicateurs en matière de développement humain sont très au-dessous de ce qui pourrait et devrait être eu égard aux ressources du pays. Depuis trente ans, il n'y a pratiquement pas eu de construction d'infrastructures. L'Etat consomme tout le budget et n'investit pas. 80 % de la population en âge de travailler le fait dans le cadre « informel », c'est-à-dire celui d'une survie précaire. Une corruption généralisée règne dans toute l'administration. Il y a une pseudo lutte contre la corruption qui masque les règlements de compte au sein de l'oligarchie au pouvoir. Encore fin juin dernier, le ministre français de la Coopération, Henri de Raincourt, a comparé Biya à la reine d'Angleterre pour justifier son inamovibilité. Tout le dispositif de défense du régime, police, armée, est conseillé et équipé par la France. Sur le devant de la scène la France essaie peut-être de faire profil bas mais l'implication des intérêts français avec le régime de Biya est considérable. Et on ne peut pas espérer de soulèvement non plus. Il faudrait qu'il y ait une classe moyenne émergente pour entraîner et structurer des revendications, au delà d'une révolte spontanée. Or, toute manifestation de 10 personnes est immédiatement réprimée. On vient d'incarcérer à Douala une dizaine de jeunes qui distribuaient les tracts électoraux d'un candidat, alors que la jeunesse dorée parcourt la ville en voitures de luxe en jetant à pleines mains la propagande pour Biya. UN PAYS SANS SOCIÉTÉ CIVILE ORGANISÉE Une société civile suffisamment organisée n'existe pas au Cameroun. Il n'y a qu'une bourgeoisie de prébendiers liés à l'Etat en face d'intellectuels chômeurs ou paupérisés. Le niveau de rémunération des enseignants est dérisoire. La petite entreprise, les artisans les commerçants sont saignés par le racket de l'Etat. L'absence de cette classe émergente est la preuve de l'échec total de toute amorce de développement. C'est un face à face entre une très petite minorité de milliardaires bunkerisés et la masse misérables des bidonvilles. De fait, Biya n'a pas besoin de soutiens internationaux. Il a tout l'arsenal qu'il faut pour écraser toute velléité de révolte populaire désarmée. Il faudrait qu'il ait en face de lui un mouvement puissamment armé, comme en Libye ou en Côte d'Ivoire par exemple. Et encore il faudrait probablement que la « communauté internationale » vienne au secours de ce mouvement, comme en Libye et en Côte d'Ivoire. Ce n'est guère imaginable, donc il faut en conclure que la passivité des défenseurs des Droits humains joue pour Biya.»
Biographies
Jean-Bruno Tagne est journaliste au quotidien camerounais Le Jour, où il est responsable du service sports du journal (il a récemment écrit Programmés pour échouer, un livre sur la débâcle de l'équipe de football camerounaise lors de la Coupe du Monde 2010). Il est surtout un observateur très critique de la situation politique de son pays, et un fervent opposant à l'actuel président Paul Biya. Odile Tobner est une écrivaine et chercheuse française. Veuve de l'écrivain Mongo Beti, elle est responsable, depuis la disparition de ce dernier, de la librairie des Peuples Noirs à Yaoundé. En outre, elle est la présidente de l'association Survie. Son ouvrage le plus récent s'intitule Du Racisme Français, et est publié aux éditions Les Arènes.