Canada : 2023, une année à oublier pour le Premier ministre Justin Trudeau ?

Le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, doit avoir bien hâte de mettre 2023 derrière lui et d’attaquer 2024 sous de meilleurs auspices. Alors qu’il a battu des records de popularité durant les deux premières années de la pandémie, son étoile a depuis bien pâli, avec une dégringolade dans les sondages au cours des derniers mois qui laisse croire qu’il pourrait bien perdre le pouvoir lors des prochaines élections. Explications. 

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Justin Trudeau

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau lors d'un sommet de l'OTAN à Vilnius, en Lituanie, le 12 juillet 2023.

AP Photo/Pavel Golovkin
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Plus de 10, voire 15 points, de retard dans les derniers sondages, par rapport à son rival conservateur : Justin Trudeau et ses troupes libérales n’ont jamais connu ça depuis leur arrivée au pouvoir en novembre 2015.

Le nouveau chef conservateur, Pierre Poilievre, a mis les bouchées doubles au cours de l’année pour attaquer sans relâche le gouvernement libéral et prendre les devants dans les intentions de vote des Canadiens. Une avance telle que si des élections se tenaient maintenant, les Conservateurs prendraient le pouvoir facilement et formeraient un gouvernement majoritaire. Mais ces élections ne sont prévues que dans deux ans, à l’automne 2025, et pour l’instant, rien n’indique qu’elles pourraient être devancées, parce que ni les Libéraux, ni les Néo-démocrates, le parti allié du gouvernement, n’ont d’intérêt à provoquer un scrutin anticipé.

 « Justin Trudeau a tout à gagner à repousser l'échéancier électoral, confirme Louis Blouin, chef du bureau parlementaire de Radio-Canada à Ottawa, parce que ça laisse le temps aussi à l’économie de s’améliorer. Les libéraux à qui on parle disent qu’ils sont convaincus que leur mauvais résultat dans les sondages est intimement lié à l'état de l'économie, que les gens sont en colère à cause de ça et qu'il faut que cette colère-là diminue. Si les taux d'intérêt baissent, si l'inflation se calme, que la croissance économique reprend, ça peut jouer beaucoup dans les sondages et les aider à remonter la pente alors ils ne sont pas pressés ». Lors d’une entrevue avec Radio-Canada diffusée le 20 décembre, Justin Trudeau a confirmé qu’il n’y aurait pas d’élections anticipées. 

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Une alliance stratégique entre les Libéraux et le Parti Néo-Démocrate de Jagmeet Singh 

Et ce qui le met à l’abri d’une manœuvre du Parti conservateur pour faire tomber son gouvernement minoritaire, c’est une alliance stratégique que Justin Trudeau, fin stratège politique, a conclu avec l’un des partis d’opposition, le Parti Néo-Démocrate de Jagmeet Singh. Ce dernier a accepté, en obtenant que les Libéraux fassent adopter des lois qui sont chères à son parti.

« Les Néo-Démocrates n'ont jamais eu autant de pouvoir à Ottawa, donc ça change tout pour eux, souligne Louis Blouin, parce qu’ils ont réussi à faire avancer des réformes importantes, l’adoption d’un programme de soins dentaires, la loi anti-briseurs de grève. Oui il y a un petit retard pour le projet de loi pour installer un cadre pour l'assurance médicaments, mais ça devrait se faire d'ici le premier mars. Donc ça leur permet, à la prochaine élection, de dire aux électeurs : « Voyez ce qu'on est allé chercher pour vous, on a fait une différence, même si on est la troisième opposition aux Communes ». Pour eux, ça a beaucoup plus de valeur que de se lancer dans une élection et tendre les clés du Parlement à Pierre Poilievre. Donc ils ne sont pas pressés non plus. Après la grande question pour le NPD, c’est : vont-ils en tirer le crédit, de ces avancées-là, je n’en suis pas convaincu ». 

Voilà pourquoi les Néo-Démocrates ne sont pas pressés, eux aussi, à se retrouver en élection… 

Jagmeet Singh

Jagmeet Singh, chef du Nouveau Parti Démocratique avec son enfant à la Chambre des Communes, à Ottawa, au Canada, le 24 mars 2023.

Mandel Ngan/Pool via AP

Inflation et crise du logement

C’est sur le terrain de l’économie que le chef conservateur mord les mollets de Justin Trudeau comme un pitbull et a marqué des points décisifs. Il martèle le message selon lequel les Libéraux sont responsables de l’inflation galopante qui appauvrit les Canadiens, avec le prix du panier d’épicerie qui ne cesse d’augmenter. Pierre Poilievre accuse aussi les Libéraux de ne pas avoir fait le nécessaire pour s’attaquer à la crise du logement qui sévit d’un bout à l’autre du pays. 

« Le gros problème des Libéraux, explique Louis Blouin, c'est qu'ils ont eu l'air d’être en rattrapage sur les questions du logement et du coût de la vie, ce qui est vraiment au cœur des préoccupations des Canadiens. Et la grande erreur qu'ils ont faite, c'est qu’ils ont compris en retard que les questions du logement et du coût de la vie étaient la priorité de la classe moyenne, cette classe moyenne qu'ils disent défendre depuis 2015. » 

« En plus, face à lui, il a un adversaire pugnace, un très bon communicateur qui a réussi à mettre le doigt sur ces enjeux-là avant lui. Donc vraiment, ça a donné l'impression que le premier ministre était un peu déconnecté. Les Libéraux ont bien essayé, cet automne, de se rattraper avec des mesures quand même importantes, comme éliminer la TPS (équivalent de la TVA) sur la construction de logements locatifs, plusieurs ententes avec des villes pour de la construction résidentielle, entre autres. Ils ont fait venir les grandes chaines d’alimentation à Ottawa pour essayer de leur demander de faire baisser le coût des aliments. [...] mais le gouvernement n’a jamais vraiment pu entièrement se débarrasser de cette image d'être en rattrapage vis-à-vis de l'électorat, c'est ça qui fait mal ». 

Pierre Poilievre

Pierre Poilievre, chef de l'opposition à la chambre des Communes, attend le discours du président américain Joe Biden au Parlement canadien à Ottawa, au Canada, le 24 mars 2023.

(Mandel Ngan/Pool via AP)

À tout cela s’ajoute une certaine usure du pouvoir. Les Libéraux gouvernent le Canada depuis huit ans et un dernier sondage indique que 75% des Canadiens souhaitent un changement de gouvernement, soit 3 Canadiens sur 4. « Oui, c'est énorme, abonde Louis Blouin. Mais la seule lueur d'espoir pour Justin Trudeau, selon le dernier sondage Abacus, c’est que 32% des Canadiens qui souhaitent un changement de gouvernement ne sont pas convaincus des solutions de rechange. Donc ça laisse une marge de manœuvre que Justin Trudeau peut encore espérer aller chercher. Et ça nous montre aussi que, même si Pierre Poilievre a une avance très confortable dans les sondages, il a encore du travail à faire pour convaincre les indécis, consolider, cristalliser ses appuis ». 

Louis Blouin croit qu’au cours de la prochaine année, les Canadiens vont apprendre à connaître davantage le nouveau chef conservateur qui va devoir se positionner sur plusieurs enjeux importants : « parce qu’il y a encore plusieurs flous qui demeurent sur des positions de Pierre Poilievre, notamment quel est son plat climatique? Va-t-il rester dans l'accord de Paris? Que va-t-il faire avec ces importants programmes sociaux qui ont été mis en place, les soins dentaires, l’assurance-médicaments, le système de garderies, il va les garder ou les couper s'il est porté au pouvoir ? Après ça, il dit qu'il veut revenir à un équilibre budgétaire, mais comment va-t-il le faire ? On ne le sait toujours pas. Donc il y a encore des questions importantes qui demeure pour l’instant sans réponse et on peut être sûr que Justin Trudeau va l’attendre au tournant sur ces questions ».  

Un duel qui s’annonce sanglant 

Et le duel s’annonce sanglant entre les deux hommes lors des prochaines élections. Car, malgré cette année tumultueuse, Justin Trudeau « s’accroche aux branches » comme on dit au Québec. Il a confirmé qu’il avait l’intention de rester au pouvoir et de se présenter aux prochaines élections pour affronter son rival. 

« C’est un pari très risqué pour Justin Trudeau, croit Louis Blouin, et ce risque, c'est que la prochaine élection devienne un référendum sur Justin Trudeau. Donc le défi pour les Libéraux, c'est d'essayer d’orienter le débat avec la question : quelle vision voulez-vous pour le pays ? Justin Trudeau va essayer de faire un contraste entre sa vision du Canada et celle de Pierre Poilievre. C'est sa seule chance, d'essayer de sauver les meubles parce que clairement, les gens sont fatigués de lui. Alors il doit davantage jouer sur la question de la vision pour le pays que sur sa propre personne. Mais il reste que ces deux leaders, Poilievre, Trudeau, ne s’aiment pas. Ça se voit, ça se sent et c'est clair que Justin Trudeau ne reculera pas devant cette bataille-là. C'est un animal politique, on revient souvent avec l'analogie du boxeur, il fait de la boxe, Justin Trudeau. Alors, est-ce que ce sera le round de trop ? On verra, mais clairement il a envie de mener la bataille. Et, dans son entourage, les gens voient bien qu’il n’y a pas de choix évident pour le remplacer, quelqu'un qui est aussi bon que lui pour faire campagne, car ça, c'est son arme secrète à Justin Trudeau, il est excellent en campagne électorale ». 

Qui plus est, si les troupes libérales devaient se choisir un nouveau chef, cela pourrait provoquer la chute du gouvernement et déclencher des élections anticipées, ce que les Libéraux ne veulent pas. Justin Trudeau l’a répété lors de cette entrevue avec Radio-Canada : il reste car, dit-il, il a encore du travail à faire. « Et il veut protéger son legs politique aussi, ajoute Louis Blouin, comme sa tarification sur le carbone, c’est ce que les gens dans son entourage me disent, il ne se sentirait pas à l'aise de quitter sans avoir mené cette bataille ». 

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À gauche, le président colombien Gustavo Petro, le Premier ministre canadien Justin Trudeau et la ministre des Affaires étrangères du Panama Janaina Tewaney à Washington, le 3 novembre 2023.

(AP Photo/Andrew Harnik)

L’année 2024 sera donc déterminante pour Justin Trudeau et son gouvernement. « Pour le premier ministre, il s'agit d'acheter du temps pour que les conditions économiques s'améliorent, conclut Louis Blouin. Ça lui laisse un peu de temps pour mettre de l'avant de nouvelles mesures en matière de logement, du coût de la vie, envoyer un signal aussi d’habileté fiscale pour calmer les gens qui trouvent qu’il ne gère pas bien les finances publiques, Donc ça lui donne du temps pour se « racheter ». Évidemment, Pierre Poilievre, lui, aimerait se précipiter en élection dès aujourd'hui avec les sondages actuels, mais c'est aussi une année de transition pour lui pour préparer le terrain. Tandis que Justin Trudeau, lui, va avoir du temps pour mieux cadrer et définir son adversaire avant de se lancer dans la bataille. Mais c’est clair que Justin Trudeau est en péril, il va avoir besoin de tout le temps dont il dispose pour essayer de rebâtir ses appuis dans les sondages. Et il a une sacrée grosse pente à remonter ».

Le facteur Donald Trump 

Un autre élément qui pourrait aider Justin Trudeau dans la prochaine course électorale au Canada, c’est la possible réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. « Les Libéraux à qui on parle en coulisses nous disent qu’une élection de Donald Trump jouerait en leur faveur, explique Louis Blouin, parce qu'ils pensent qu’ils pourraient dire aux Canadiens, « vous voyez, vous avez Donald Trump au sud de la frontière, est ce que vous voulez une autre version de Donald Trump ici, en la personne de Pierre Poilievre ? ». Alors ils pensent que ça pourrait les aider car les Canadiens pourraient se dire, attention, il faut aller chercher un équilibre. Ils ont déjà l’air de préparer le terrain, on entend beaucoup de ministres libéraux essayer de dresser un parallèle entre Donald Trump, l’extrême-droite aux États-Unis et Pierre Poilievre. On a entendu ça, notamment quand il a fait des manœuvres d'obstruction parlementaire à la fin des travaux au Parlement. Alors clairement, ils vont vouloir exploiter ce filon-là dans l'année qui vient, essayer de le tourner à leur avantage ».