Fil d'Ariane
Des scientifiques sonnent l’alarme. D’ici 30 ou 40 ans, l’avenir même de notre eau potable sera menacé.
Yannick Huot a entrepris en 2019 une vaste étude de plans d’eau au pays. Au moins 90 % des 654 lacs qu’il a analysés contenaient des traces de pesticides et d’autres agents chimiques.
Des lacs, ça change toujours, mais le problème, c'est la rapidité avec laquelle les changements se produisent actuellement. Ça, ce n’est jamais arrivé dans le passé. Cette rapidité-là, donc, c'est ça qui est inquiétant! Yannick Huot, géomaticien spécialisé en limnologie, Université de Sherbrooke
Comme si ce n’était pas assez, "les changements climatiques poussent maintenant nos lacs dans une mauvaise direction", selon le biologiste et limnologiste Warwick Vincent, une sommité mondiale dans l’étude des ressources en eau.
Même si toutes les installations septiques autour du lac sont maintenant raccordées au réseau d'égout municipal, des décennies de surfertilisation ont eu un effet dévastateur sur ce plan d’eau. Les plantes envahissantes ont proliféré, mais aussi les cyanobactéries, communément appelées algues bleues.
On trouve des polluants de l’activité humaine dans la majorité des lacs que nous avons analysés au Canada. Même dans les lacs qui sont éloignés, on trouve des polluants.Yannick Huot, géomaticien spécialisé en limnologie, Université de Sherbrooke
À notre arrivée chez Daniel Lafrance, le riverain observe une famille de canards en train de patauger dans une eau visqueuse sur la berge, face à sa maison. Depuis 10 ans, il voit son lac dépérir.
Le lac Roxton, un plan d’eau de 2 km2, est l’un des lacs les plus mal en point du Québec. Avant, c’était surtout des chalets ici autour du lac. "Aujourd’hui, dit Daniel Lafrance, tous ceux qui habitent ici ont des maisons."
Ça fait 58 ans que j'habite ici. C'était une belle plage qu'on avait ici. Et là, c’est rendu que ça sent mauvais.
Daniel Lafrance, riverain, lac Roxton
"Ce sont des bactéries, comme un autre type d'algues. C'est vraiment des algues microscopiques en suspension", explique le biogéochimiste aquatique Yves Prairie, qui est allé constater l’état de santé du lac Roxton.
Le chercheur constate que le lac a vieilli prématurément, qu’il devient eutrophe, c’est-à-dire trop riche en nutriments comme le phosphore. "Il y a facilement 15 fois trop de phosphore dans ce lac-là."
"On veut avoir un sol fertile, on veut avoir une forêt fertile. Les lacs, c'est l'inverse! On ne veut pas qu'ils soient fertiles. On ne veut pas qu'il y ait beaucoup d'éléments nutritifs dedans, en particulier le phosphore", déplore Yves Prairie, biogéochimiste aquatique à l'UQAM.
Une étude publiée en 2017 révélait qu’environ 42 % des charges de nutriments dans le lac Roxton provenaient du relargage de phosphore directement enfoui dans les sédiments accumulés au fond du lac depuis des décennies. "Le lac s’alimente du phosphore relâché et accentue sa propre eutrophisation. C’est à ce moment-là que les cyanobactéries se multiplient", explique Yves Prairie.
La surfertilisation du lac Roxton, et donc l’augmentation du phosphore dans le plan d’eau, est liée à une multitude de facteurs, comme les activités agricoles en bordure de ses affluents et la rareté des bandes riveraines sur les propriétés situées sur le pourtour du plan d’eau. Il n’y a donc pas suffisamment de barrières végétales pour absorber et filtrer les écoulements de pesticides ou de fertilisants à pelouse, qui peuvent alors migrer librement vers le lac.
Il faut savoir qu’un seul petit pot d'engrais qu'on achète, c'est l'équivalent de ce qu'un hectare de forêt pourrait livrer au lac en un an, de façon naturelle.
Yves Prairie, biogéochimiste aquatique, UQAM
Le chercheur s’étonne d’ailleurs d’une contradiction évidente dans la réglementation québécoise sur les bandes riveraines : "On impose une bande de 10 mètres aux citoyens, mais on est plus libéral envers les agriculteurs, parce que là, ce n’est pas plus de 3 mètres qu’on exige comme bande végétale de protection."
Dans sa vaste étude sur les lacs du pays, le géomaticien et limnologiste Yannick Huot a relevé que c’est dans les régions où il y a le plus d’activités agricoles que les lacs sont le plus endommagés. "Ça ressort fortement dans nos données. Quand, dans le bassin versant d'un lac, il y a plus de 30 % de terres sous forme agricole, on commence à voir que le lac est altéré."
Les bateaux à moteur de type motomarines ou wakeboat sont aussi des ennemis redoutables pour nos lacs. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, leur nombre a explosé, et leurs moteurs sont de plus en plus puissants. Les experts que nous avons rencontrés sont unanimes : ces embarcations accentuent l'érosion des berges et contaminent l’eau des lacs. Ces engins brassent les fonds et remettent ainsi les sédiments en suspension, ce qui contribue à l’eutrophisation des lacs.
Les motosmarines perturbent l’équilibre des plans d’eau, y compris la faune aquatique, en plus de menacer la qualité de la ressource.
Sonja Behmel, Ph.D., limnologiste et professeure associée de l'Université Laval et de l'INRS
La limnologiste Sonja Behmel est une spécialiste de la protection et de la restauration des ressources en eau. Elle s’insurge contre le nombre croissant de ces engins sur les plans d’eau, incluant ceux qui alimentent des sources d’eau potable.
Le développement urbain en amont des plans d’eau produit aussi son lot d’inconvénients, et surtout de grandes quantités de polluants, comme les sels de voirie et autres produits chimiques qui se déversent dans les lacs par les eaux pluviales. Ces contaminants perturbent les écosystèmes aquatiques.
Warwick Vincent est une sommité mondiale dans l’étude des lacs d’eau potable. Il s’étonne de l’état de dégradation de certains lacs du Québec, en raison, notamment, du développement immobilier. Comme ce lac de la région de Québec : "Au lac Saint-Augustin, par exemple, c'est un niveau de dégradation aussi prononcé que ce que l'on voit en Chine. C'est presque inimaginable qu'on ait ce type de dégradation, ce niveau de dégradation ici au Québec."
Le lac Saint-Augustin, on l’a laissé aller et maintenant, il est plein de cyanobactéries toxiques chaque année.
Warwick Vincent, biologiste en sciences de l’environnement à l'Université Laval
Avec Sonja Behmel, Warwick Vincent est partenaire scientifique du regroupement de citoyens du lac Saint-Charles, un réservoir d’eau potable qui abreuve 500 000 personnes à Québec. "J'ai commencé ici il y a 30 ans, et depuis, on voit l’expansion des développements résidentiels. C'est étonnant, surtout pour un réservoir d'eau potable d'une grande ville. C'est inquiétant, c'est sûr."
Des projets de construction et de déboisement dans les secteurs en amont du plan d'eau menacent également la qualité de l'eau potable. "C'est une problématique qu'on a vue partout au Québec; il y a un manque de compréhension. Il y a un manque de connaissances", précise Warwick Vincent, biologiste en sciences de l’environnement à l'Université Laval.
Pour ce qui est du lac Saint-Charles, selon le regroupement de citoyens, près des deux tiers des installations septiques seraient non conformes sur le territoire de son bassin versant.
Pour les experts, une partie de la solution se trouve dans une approche collaborative regroupant les élus, les scientifiques et, surtout, les citoyens. Les moyens et la technologie existent déjà pour protéger nos lacs. "Il faut que la mobilisation vienne des citoyens. Il faut travailler en amont pour changer la culture en ce qui concerne notre rapport à la richesse que sont nos lacs", conclut Sonja Behmel.
"Ça prend une volonté politique, mais aussi citoyenne pour éviter des aberrations comme la circulation d'engins motorisés sur des sources d'eau potable" rappelle-t-elle.
Le matin du 15 juillet, nous accompagnons sur son ponton Michel Bergeron, un riverain engagé dans l’Association pour la protection du lac Kénogami. Il nous offre une visite guidée de cet immense plan d’eau qui abreuve en eau potable 80 % des gens de Saguenay. Une motomarine nous dépasse à vive allure. "Ça, c'est classique. On voit ça de manière continuelle et récurrente!" nous lance Jimmy Bouchard, conseiller municipal à la Ville de Saguenay, qui fait la tournée du lac avec nous. Michel Bergeron acquiesce, l’air exaspéré.
Pour mesurer l’impact de toute cette circulation sur le lac, le riverain fait des tests de transparence à quelques reprises durant l'été. "Plus l’été avance, plus l’eau est brouillée!"
Il y a beaucoup plus de bateaux, des gros bateaux, des gros Seadoo, et ça amène la détérioration des berges, ça fait du brossage dans l’eau, du brossage des algues, qui remontent.Michel Bergeron, président de l'Association pour la protection du lac Kénogami
Autre phénomène : la densité de la population augmente autour du lac. Un nombre croissant de retraités décident de s’y établir à demeure. Les chalets se transforment en résidences permanentes sur les rives. Les propriétaires rehaussent les terrains et dévégétalisent les berges.
Ouvrages artificiels et pelouses dominent sur les bandes riveraines. Des plages privées sont même aménagées devant certaines maisons. D’autres vont opter pour des murs d’enrochement, qui contribuent aussi à la détérioration de ce réservoir d’eau potable. "Ces pierres agissent comme des calorifères. Elles absorbent la chaleur du soleil le jour et la transfèrent aux eaux du lac la nuit, ce qui contribue à la dégradation du lac puisque les cyanobactéries, elles aiment la chaleur", explique Sonja Behmel.
Jimmy Bouchard, qui a choisi la politique municipale pour faire bouger les choses, mise d’abord sur la sensibilisation des riverains. "On peut envoyer des avis aux gens en leur disant d'arrêter de tondre le gazon sur leur bande riveraine. Assurément, ils vont dire, ben voyons donc, ça n'a pas de bon sens! On doit plutôt leur expliquer la fonction de cette bande riveraine pour protéger leur lac."
Même s’il s’agit d’un lac qui alimente des sources d’eau potable, l’inspection et le suivi de la qualité de l’eau du lac Kénogami reposent presque entièrement sur les épaules des bénévoles de l'association de riverains.
"Ils recueillent des échantillons", précise Michel Bergeron, qui sont envoyés au réseau de surveillance volontaire des lacs du ministère de l’Environnement. L’association des riverains doit aussi régler une partie de la facture des analyses en laboratoire de leurs échantillons d’eau.
À Saguenay, on se demande pourquoi le ministère de l'Environnement n’en fait pas plus pour protéger ce réservoir d’eau potable, une source vitale pour la population. D’autant plus que les résultats de ces analyses révèlent, depuis plusieurs années, des taux élevés d’eutrophisation, et donc, d’excès de nutriments.
Ils sont beaucoup plus portés à pelleter dans notre cour différentes responsabilités, sans les moyens qui viennent avec. Pour les bandes riveraines, par exemple, c'est la réglementation provinciale que les municipalités sont obligées d'appliquer. "C’est la même chose pour les installations septiques. Nous, les municipalités, devons faire appliquer la réglementation provinciale"nous dit Jimmy Bouchard.
Les critiques envers le ministère de l’Environnement ne viennent pas uniquement de Saguenay. En 2020, le bureau de la vérificatrice générale du Québec a réprimandé le ministère pour son inaction. Dans le rapport, on peut lire que le ministère de l’Environnement ne possède pas les connaissances lui permettant d’assurer la gestion intégrée des ressources en eau au Québec et que ces lacunes compromettent la conservation des ressources en eau pour les générations actuelles et futures.
À Saguenay, on s’inquiète également d’une vaste opération forestière, lancée en 2019 par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). Ces coupes ont été justifiées par l’épidémie de la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Une partie de ce territoire a déjà été ciblée par le MFFP pour en faire éventuellement une aire protégée.
La spécialiste en limnologie Sonja Behmel a pu voir les images aériennes qui montrent l’ampleur des coupes forestières déjà effectuées dans un secteur bordant la rivière Pikauba, le principal affluent du lac Kénogami.
Cette opération forestière se déroule à proximité de la réserve d'eau potable de 80 % de la plus grande ville du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Jimmy Bouchard, conseiller municipal à la Ville de Saguenay
Au total, cette opération couvre un territoire de plus de 52 km2. Sonja Behmel prévient qu’avec un tel volume de coupes, des matières organiques peuvent facilement se déverser dans la rivière : des fragments d'arbres et de terre et "aussi du phosphore, de l’azote et potentiellement des métaux lourds."
"Ces résidus réagissent avec les produits utilisés pour la production de l’eau potable et peuvent créer, à l'étape de la désinfection, des sous-produits qu'on veut éviter d'avoir dans les robinets des citoyens parce qu'ils sont potentiellement néfastes pour la santé", indique la professeure Behmel.
La limnologiste craint également les impacts de la voirie forestière sur les plans d’eau : "Des chemins d'écoulement préférentiels se forment et créent une érosion importante vers le plan d'eau. Donc, l'effet à court terme sur le plan d'eau est certain."
Sonja Behmel déplore que des coupes forestières, comme celles qui ont été mises en œuvre au sud du lac Kénogami, puissent être encore autorisées, surtout dans le contexte du dérèglement climatique : "Les coups d’eau arrivent de manière ponctuelle, très rapidement, et lessivent de manière encore plus importante les matières organiques. Et ça, ça va rendre le lac encore plus vulnérable à toute activité humaine dans son bassin versant."
Le biologiste Warwick Vincent est catégorique : il faut s’habituer à tenir compte du facteur climatique dans la protection des lacs. "On ne peut plus séparer les deux, affirme le chercheur. Déjà, les températures plus douces allongent la saison chaude, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour la santé des lacs."
Yannick Huot, géomaticien spécialisé en limnologie, prévoit des impacts réels du réchauffement climatique sur la faune aquatique. "Moi, je suis inquiet. Je sais que les lacs vont aller en se dégradant dans l'avenir."
Nous avons toujours eu l'impression que les lacs avaient une résilience illimitée. Mais ce n'est pas le cas. Ce n’est pas du tout le cas!
Warwick Vincent, biologiste en sciences de l’environnement à l'Université Laval
Ailleurs au pays, d’autres associations de riverains doivent composer avec les mêmes préoccupations, mais aussi, les mêmes menaces. L’intensification de l'activité humaine autour des plans d'eau et l'accélération des changements climatiques s'annoncent comme des défis de plus en plus périlleux pour la préservation de leurs lacs.
"Si on ne change rien aux intrants, l'eau du lac va demeurer dans un état préoccupant", dit Yves Prairie, biogéochimiste aquatique à l'UQAM.
Dans 40 ans, si la température du lac augmente, si le lac devient plus eutrophe qu'il l’est aujourd’hui, il va y avoir un effet direct sur l’ensemble des citoyens. La qualité du milieu de vie va se détériorer de façon très importante et on va avoir un sérieux problème de santé publique, ajoute de son côté Jimmy Bouchard, conseiller municipal à la Ville de Saguenay.