Fil d'Ariane
Il s’agit d’une mine de sables bitumineux, immense, dans le nord de l’Alberta, à une centaine de kilomètres de Fort McMurray, que l’entreprise minière de Colombie-Britannique Teck Resources veut exploiter. Quand on dit immense, on parle d’une mine d’une superficie de 292 kilomètres carrés. Un projet de quelque 20 milliards de dollars qui permettrait d’exploiter 260 000 barils de pétrole par jour à compter de 2026 et ce, pendant 41 ans. « C’est un très gros projet dans la mesure où il représente 10% de la production totale de sables bitumineux en Alberta » précise le professeur des HEC à Montréal Pierre-Olivier Pineau dans une entrevue à Radio-Canada.
Ce projet a déjà reçu l’aval, l’été dernier, de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale et de l’Agence de réglementation de l’énergie de l’Alberta, qui, dans un rapport écrit conjointement, estiment que l’exploitation de cette mine est « d’utilité publique » grâce à ses retombées économiques, évaluées à 70 milliards de dollars, avec notamment, 7000 emplois créés pendant la construction et 2500 durant l’exploitation.
Les deux agences soulignent cependant dans leur rapport l’impact important de ce projet sur l’environnement : l’exploitation de cette mine pourrait « entraîner des effets environnementaux négatifs importants sur les milieux humides et des forêts anciennes, le pékan, le lynx du Canada, le caribou des bois, la harde de bison du lac Ronald, ainsi que la biodiversité ».
Concrètement, on parle de la destruction de quelque 14 000 hectares de milieux humides, dont 3000 hectares de tourbières qui disparaîtraient à jamais. Et les menaces sur les espèces qui vivent dans ces territoires.
Sans oublier les émissions de gaz à effet de serre qui sont très importantes quand on exploite le pétrole des sables bitumineux. On parle dans le cas de cette mine de plus de 4 mégatonnes par année, l’équivalent de quasiment un million de voitures de plus sur les routes canadiennes.
En reportage récemment dans la région, le journaliste de Radio-Canada Louis Blouin a rencontré Alice Rigney, une autochtone de la communauté de Fort Chipewyan qui va être directement affectée par ce projet de mine si jamais il va de l’avant : « Ce sont nos terres traditionnelles, a expliqué la militante écologiste. C’est là que mes parents chassaient, où nous allions pêcher du poisson et cueillir des baies. C’était notre garde-manger. Songer à éventrer la terre et créer une mine dont la taille fait la moitié de la ville d’Edmonton, c’est un crime contre la nature ».
De son côté, la compagnie Teck Resources soutient avoir fait toutes les consultations nécessaires et signé des ententes avec les 14 communautés autochtones impliquées, dont celle d’Alice Rigney.
Et Teck Resources dit avoir intégré des mesures pour réduire l’impact environnemental de son projet.
Choisir entre la peste et le choléra, comme le dit si bien le proverbe : c’est exactement devant ce choix que se trouve Justin Trudeau et son gouvernement. D’un côté, le Premier ministre veut tendre la main à la province de l’Alberta, qui lui est clairement hostile après avoir voté massivement en faveur des conservateurs lors des élections le 21 octobre dernier : donner le feu vert à ce projet qui va aider à relancer l’économie de la province sera un geste de réconciliation important. Mais, de l’autre, Justin Trudeau s’est engagé à ce que le Canada devienne carboneutre en 2050 : comment atteindre cet objectif extrêmement ambitieux en autorisant l’exploitation d’une mine qui aura le même effet dévastateur sur les émissions de gaz à effet de serre que si quelque 800 000 nouvelles voitures prenaient d’assaut les routes canadiennes ?
Voilà pourquoi ce projet divise au sein même des troupes libérales. De nombreux députés n’ont pas caché leur opposition à ce projet, ils voient mal comment le Canada pourra atteindre ses cibles de réduction de gaz à effet de serre en encourageant un tel projet. Ce d’autant plus que Justin Trudeau a réussi à se faire réélire en faisant la promesse de prendre des mesures efficaces pour lutter contre le réchauffement climatique.
Du côté de l’Alberta et des provinces de l’ouest, on attend clairement Justin Trudeau au tournant. Le Premier ministre albertain Jason Kenney, un conservateur pur et dur qui affiche peu de sympathies à l’endroit du premier ministre, a été clair : rejeter ce projet reviendrait ni plus à moins à envoyer un « message d’agression contre les intérêts économiques essentiels de l’Ouest ». Et cela ne ferait qu’augmenter la popularité du mouvement WEXIT, qui prône la séparation de l’Alberta de la fédération canadienne. On peut s’attendre à une crise importante entre le gouvernement canadien et ces provinces de l’ouest si le projet est rejeté par Ottawa.
Que va donc faire Justin Trudeau ? Peut-il tenter de ménager la chèvre et le chou dans ce dossier en disant un « Oui mais », en imposant par exemple à ces provinces de l’ouest des normes environnementales sévères à respecter ? C’est possible mais cela semble bien difficile. Qu’il fasse pencher la balance à droite ou à gauche, le Premier ministre va faire des mécontents et il sera critiqué par l’un des deux camps dont les positions sont tellement aux antipodes qu’on voit mal comment elles pourraient se réconcilier.
Quand le gouvernement Trudeau a décidé de racheter l’oléoduc Trans Mountain pour poursuivre son expansion afin d’exporter vers la côte ouest le pétrole issu des sables bitumineux, il s’est mis à dos les environnementalistes sans pour autant obtenir l’appui des provinces de l’ouest. Il a clairement perdu sur tous les tableaux avec cette décision et cette saga de Trans Mountain a collé aux baskets de Justin Trudeau durant toute la campagne électorale. Le gouvernement canadien risque de s’embourber dans les mêmes sables mouvants avec ce projet de la mine Frontier et il le sait. Il doit rendre sa décision d’ici le 28 février.