Canada : le prochain chef du Parti libéral pourrait-il ne pas parler français ?

Le successeur de Justin Trudeau à la tête du Parti libéral pourrait-il ne pas parler français ? Chandra Arya, candidat à la succession a assumé ne pas parler le français, deuxième langue officielle du pays. Une allégation qui a aussitôt suscité la colère des francophones du Québec mais aussi d'une partie de leurs compatriotes anglophones. La polémique remet sur la table la question de l’avenir de la langue de Molière dans le pays. 

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Drapeaux Canada/Québec

Les drapeaux canadien et québécois lors d'une éclipse solaire au Québec, le lundi 8 avril 2024.

AP Photo/Mark Schiefelbein
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Un potentiel futur Premier ministre ne devrait pas dire ça … C’est ce qu’ont pensé grand nombre de Canadiens jeudi 16 janvier, après le passage de Chandra Arya à la télévision canadienne. Candidat à la direction du Parti libéral du Canada (PLC) - et donc placé pour devenir futur Premier ministre - Chandra Arya, invité à l’émission CBC Power and Politics pour défendre sa candidature,  a affirmé, sans sourciller, ne pas parler français. "Ce n’est pas la langue qui est importante, c’est ce que nous (leur) livrons" aux Québécois et aux anglophones du Canada, argumente-t-il.

Largement partagée sur les réseaux sociaux, la séquence suscite de vives réactions : "Je ne suis pas du Québec mais le français est important pour moi",  "Cet homme est irrespectueux", peut-on lire dans les commentaires.

Ce soulèvement n’a pas étonné Stéphanie Chouinard, professeure de science politique au Collège militaire royal du Canada et à l’Université Queen’s. L’usage du français est, selon elle, "une attente qu'ont les Canadiens de la personne qui remportera la course à la chefferie du Parti libéral, et qui de fait pourrait aussi devenir Premier ou Première ministre du Canada.", explique-t-elle. "Nous ne demandons pas que cette personne ait le vocabulaire de Molière", ironise la professeure, "mais qu’elle soit en mesure de communiquer de façon efficace pour exprimer ses idées à tous les membres de la communauté politique canadienne"

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Stéphanie Chouinard et d’autres experts s’accordent à dire qu’il est aujourd’hui impossible pour quelconque candidat de prétendre à la chefferie du Parti libéral ou d'un autre parti sans être capable de s’exprimer dans les deux langues officielles du pays : l’anglais et le français. "Nous l’avons vu par le passé. Il y a du des candidats pour tous les partis politiques majeurs qui se sont lancés dans la course à la chefferie en n’étant pas en mesure de s'exprimer convenablement dans les deux langues officielles. Ces gens-là sont rapidement mis sur le banc. C'est-à-dire qu'on considère que ce ne sont pas des candidats sérieux". 

Sociologue et professeur à la retraite de l'Université du Québec à Montréal, Joseph Yvon Thériault, est du même avis. "Ça pourrait ne pas être un problème pour un représentant lambda. Mais pour le chef du Parti libéral et le poste de Premier ministre du Canada, c'en est un", affirme-t-il. "Depuis les années 60,  depuis l’inclusion du bilinguisme comme une clause de la Charte canadienne des droits et libertés, il n'y a pas eu de Premier ministre non-bilingue"

Le sociologue nuance toutefois : "Je pense cependant que ce que dit Monsieur Chandra Arya est symptomatique d'un problème plus large qui dépasse sa personne et la chefferie du Parti libéral". Le sociologue note en effet que la question du bilinguisme est devenue "moins sensible et moins importante" ces dernières années, notamment au Canada anglais. 

Pour appuyer son propos, il prend pour exemple la nomination comme Gourverneure générale du Canada, un poste symbolique, de Mary Simon en janvier 2021, alors même qu'elle est non-francophone. Autre exemple, Michael Rousseau, également non-francophone, est aujourd'hui à la tête d'Air Canada, une entreprise publique. Pour Joseph Yvon Thériault, si la nomination d'un non-francophone est aujourd'hui peu probable à la chefferie du Parti libéral, les choses pourraient être différentes "dans quelques années".  

Le président Joe Biden rencontre la gouverneure générale du Canada, Mary Simon, à l'aéroport international d'Ottawa, le jeudi 23 mars 2023, à Ottawa (Canada).

Le président Joe Biden rencontre la gouverneure générale du Canada, Mary Simon, à l'aéroport international d'Ottawa, le jeudi 23 mars 2023, à Ottawa (Canada).

AP Photo/Andrew Harnik

 

Un attachement "identitaire" ?

Alors même que le gouvernement canadien semble faire de la défense du français une priorité, les Canadiens sont-ils vraiment attachés à cette langue ? Oui, aurait tendance à répondre Stéphanie Chouinard et peut-être plus encore depuis qu’un certain Donald Trump a laissé entendre vouloir faire du Canada le "51ème État" américain. "Les menaces de Donald Trump ont ravivé la fibre patriotique canadienne", atteste-t-elle. "L'un des aspects identitaires qui différencient le Canada des États-Unis, c'est justement le fait, qu’au Canada, nous avons deux langues officielles"

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Joseph Yvon Thériault, n'est pas du même avis. Selon lui, si l'usage de la langue de Molière est défendu par les locuteurs français et fait partie de leur identité, il n'en est rien pour leurs compatriotes anglophones pour qui son usage n'est "qu'utilitaire". Enseigné à l'école, le français permet par exemple d'accéder à des postes de la fonction publique canadienne. "Il n'y a que les souverainistes québécois qui pensent que le Québec est protégé par le fait qu'il est français, mais du côté américain comme du côté canadien, on ne considère pas que c'est un élément qui pourrait protéger le Canada", appuie le sociologue.

Joseph Yvon Thériault estime que la préoccupation quant à l'avenir de la langue française est d'abord francophone. Le Canada anglais ne participe pas "à un débat sur l'importance d'augmenter ou de maintenir une présence francophone là où elle n'est pas".

Le français en perte de vitesse, même au Québec 

Au-delà du débat suscité par les propos de Chandra Arya, une réalité subsiste : la langue française est bien en perte de vitesse, y compris au Québec. 

Dans son rapport annuel publié sur l’évolution de la situation linguistique au Québec, l’Office québécois de la langue française, note en effet "une diminution de la part de la population parlant principalement le français à la maison au sein de la population québécoise".


Cette diminution de la part de francophones (part qui est passée de 81 % en 2016 à 79 % en 2021) a été accompagnée d’une augmentation des parts d’anglophones et d’allophones (parts qui sont respectivement passées de 10 % à 11 % et de 7 % à 8 %).

Office québécois de la langue française

Autre constat relevé, l'anglais est de plus en plus utilisé chez les 18-34 ans. Joseph Yvon Thériault le concède, "les jeunes québécois francophones ne donnent pas la même importance au français que les générations précédentes". Selon lui en revanche, le recul de la langue française hors Québec ne relève pas que d'une question générationnelle. "Depuis 1930, on observe une diminution de la francophonie partout au Canada. Elle est en effet très minoritaire au Canada anglais, à l'exception du Nouveau-Brunswick"

 La majorité des 18 à 34 ans utilisent couramment l’anglais pour publier sur les réseaux sociaux, jouer à des jeux vidéo, écouter des balados ou faire du magasinage en ligne. 

Office québécois de la langue française

Face à ce constat, le gouvernement a fait adopter en juin 2023, la modernisation de la Loi sur les langues officielles se donnant ainsi "des moyens plus robustes pour mieux soutenir la langue française partout au pays et notamment au Québec", explique Stéphanie Chouinard. Cette nouvelle loi a pour but de "faire de l'égalité réelle la norme d'interprétation des droits linguistiques et pour reconnaître le français comme étant en situation minoritaire au Canada", indique le Commissariat aux langues officielles sur son site internet.

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S’il est encore trop tôt pour juger de l’efficacité de cette mesure, elle semble montrer l’attachement du Canada au bilinguisme, qui fait sa singularité. "La question linguistique au Canada a toujours un potentiel explosif et le fait que Monsieur Chandra Arya ne comprenne pas cet aspect-là démontre à quel point il manque de sérieux, affirme Stéphanie Chouinard. Même au tout début de la Confédération, certaines provinces ont commencé à rendre l'accès à l'éducation en français plus difficile, voire à l’abolir complètement. Il y a alors eu des émeutes et même des morts. C’est un sujet qui, de tout temps, animent l'espace politique canadien"

Les dates clés sur le bilinguisme au Canada

  • 1867 : La Loi constitutionnelle reconnaît l’usage des deux langues, le français et l’anglais, au Parlement et devant les tribunaux fédéraux. La notion de "langues officielles" n’est toutefois pas encore utilisée.
  • 1962 : La Commission royale d’enquête recommande que le gouvernement fournisse ses services en français et en anglais.
  • 1969 : La première Loi sur les langues officielles fédérale est adoptée et les langues française et anglaise sont déclarées comme étant les deux langues officielles du Canada.
  • 1982 : La Charte canadienne des droits et libertés est adoptée et les droits linguistiques sont désormais renforcés.
  • 1988 : La deuxième Loi sur les langues officielles fédérale est adoptée afin d’assurer la mise en œuvre des droits linguistiques fédéraux. Cette nouvelle loi déclare l’engagement du gouvernement du Canada à favoriser l’épanouissement des communautés de langue officielle en situation minoritaire et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne.
  • 2005 : La Loi sur les langues officielles est modifiée et précise que les institutions fédérales doivent prendre des mesures positives pour la mise en œuvre de l’engagement du gouvernement du Canada envers ses communautés de langue officielle en situation minoritaire. Un recours judiciaire devant la Cour fédérale est désormais applicable à cette partie de la Loi.
  • Septembre 2020 : Discours du Trône – "Un Canada plus fort et plus résilient", dans lequel le gouvernement s’engage à renforcer la Loi sur les langues officielles en tenant compte de la réalité particulière du français. Gouvernement du Canada