
Fil d'Ariane
Beau temps, mauvais temps, été comme hiver, Patrick Gagnon plonge régulièrement dans l’eau froide de l’océan Atlantique pour mener ses recherches sur les fonds marins de la côte de Terre-Neuve. Rencontre
Le scientifique québécois Patrick Gagnon étudie notamment les rhodolithes, une espèce marine d'eau froide sensible au réchauffement climatique, en Terre-Neuve-et-Labrador au Canada.
En ce gris et frileux matin de mai, avec son équipe, Patrick Gagnon se prépare à une plongée dans la baie d’Holyrood, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Saint-Jean, la capitale de Terre-Neuve.
Le scientifique est le directeur du Centre des Sciences de l’Océan de l’Université Memorial à Terre-Neuve-et-Labrador, la province la plus à l’est du Canada. ll mène depuis 2007 des études sur la faune et la flore qui tapissent les fonds marins de la côte terre-neuvienne et l’impact des changements climatiques sur cet écosystème.
Le Québécois d’origine enfile une combinaison de plongée faite sur mesure pour assurer une étanchéité totale : indispensable si on veut rester plusieurs heures dans une eau à 4 degrés.
« Je me spécialise dans les milieux marins en eau froide et donc Terre-Neuve-et-Labrador est parfait pour faire ce genre de recherche. On regarde les interactions de la faune et la flore dans un contexte de changement climatique et de changement du climat de l'océan »explique le scientifique qui étudie tout particulièrement les oursins verts ainsi que les forêts d’algues de laminaires et de rhodolithes qui tapissent les fonds marins.
Le scientifique Patrick Gagnon avec un rhodolithe en main.
Il dispose de plusieurs sites de plongée dans lesquels il a installé des instruments qui enregistrent la température de l’eau et d’autres variables de l’océan. Avec son étudiante Brooklyn – il supervise une dizaine d’étudiants actuellement – il est allé plonger ce 20 mai pour relever les données de ces instruments et ramener à son laboratoire une dizaine d’exemplaires de rhodolithes qui vont être examinés à la loupe dans les semaines qui suivent.
« Dans mon laboratoire, on étudie les espèces marines qui vivent au fond de la mer, principalement en eau peu profonde, soit entre 0 et 30 mètres de profondeur. Et on regarde l'interaction qu'il y a entre les algues et les invertébrés dans ces environnements »ajoute l’enseignant dont les fenêtres du dit labo donnent directement sur l’océan. On a vu pire comme bureau !
Les deux espèces de prédilection de Patrick Gagnon, ce sont les rhodolithes et les oursins verts :
« L'oursin vert, c'est un brouteur qui peut endommager les forêts de laminaires, il y en a beaucoup ici le long de la côte et les oursins ont tendance à les brouter à l’excès ».
Les oursins verts sont pêchés pour être expédiés en Asie, où ils sont très populaires. Le scientifique travaille actuellement sur l’élaboration et la validation d’une nourriture spéciale pour accélérer leur croissance, ce qui permettrait de poursuivre leur exploitation commerciale sans mettre l’espèce en péril.
Un oursin vert, une espèce également étudiée par Patrick Gagnon.
« Les rhodolithes sont aussi des structures vraiment fragiles, qu'on aurait tout avantage à essayer de protéger » ajoute Patrick Gagnon. Quand on les regarde, elles ne ressemblent pas du tout à des algues mais plus à des coraux. Ce sont des organismes qui ont une croissance hyper lente, soit « l’équivalent, par an, de la grosseur, l’épaisseur d'un cheveu quand les conditions sont optimales » indique le scientifique.
Et ces algues peuvent abriter jusqu’à une centaine d’invertébrés, notamment des mini étoiles de mer. « Ces organismes sont peut-être moins charismatiques qu'un récif coralien, fait remarquer Patrick Gagnon, mais ils sont très importants, comme ils calcifient, ils dépendent beaucoup de la chimie de l’eau de l’océan. Donc si cette chimie commence à changer, cela pourra avoir des impacts ».
Car cet écosystème marin a un équilibre fragile qui peut rapidement être impacté par une pêche excessive ou le réchauffement de l’eau, en lien avec les changements climatiques. C’est ce que constate Patrick Gagnon :
« On a commencé à voir des pics de température chaudes vers la fin de l'été, ce que l'on ne voyait pas vraiment avant. Moi, quand je suis arrivé ici, en 2007, sur certains sites, j'observais des pics de température jusqu'à 12 ou 13 °C. Dans les dernières années, j'ai observé jusqu'à 17, 18 °C ».
L’oursin vert, par exemple, va être affecté par le réchauffement de l’eau :
« Cela va accélérer son métabolisme, donc il va brouter encore plus les laminaires, ce qui va accélérer la dégradation de leur environnement. C'est juste l’exemple d'un changement qui est en train de s'opérer. Il y a plein d'espèces d'invertébrés qui sont affectées par les changements de température, parce que les invertébrés, en général, ne sont pas capables de réguler leur température métabolique, ils sont donc à la merci de la température de l'océan.
Si c'est froid, le métabolisme ralentit. Mais à l'inverse, si ça monte, cela va accélérer toutes les activités en cours dans le fond de la mer. Et comme la tendance est au réchauffement actuellement, on s'attend à voir des changements dans certains types d'interactions dans le fond de la mer ».
Des rhodolithes tous juste pêchés, avec des mini étoiles de mer.
Quand on demande à Patrick Gagnon quels sont ses prédictions par rapport à l’avenir, le scientifique reconnait qu’il est bien difficile de répondre à cette question :
« On a toutes les misères du monde à comprendre ce qui arrive présentement, on a des modèles qui prédisent où on s'en va pour la température, la quantité de sel, l'augmentation des vagues.... mais on se rend compte, chaque année, qu'on est un petit peu à côté de la coche, ces modèles ne sont pas très précis...
Tout ce que je sais, c'est que des gros changements vont arriver bientôt. Et probablement que les régions qui seront les plus impactées, ce sont celles qui sont dans les transitions entre de l'eau chaude et de l'eau froide, c'est notre cas ici, à Terre-Neuve. Au fur et à mesure que ça va s'installer, ce réchauffement, on va commencer à avoir des gros changements, notamment au niveau de la biodiversité, avec l’arrivée d’espèces invasives ou la migration d’espèces tolérantes à l’eau froide qui montent vers le nord parce qu’elles ne peuvent pas tolérer une eau plus chaude ».
Patrick Gagnon croit que dans un premier temps, il faudrait que le gouvernement canadien déclare « zone protégée » cette partie de la côte de Terre-Neuve pour protéger cet écosystème marin : « Il y a une grosse tendance actuellement à vouloir protéger les habitats marins le plus possible. Cela va toucher tous les concepts de biodiversité, avec la question de la préserver tout en exploitant les ressources pour aider la population à s’alimenter ».
Et Patrick Gagnon va poursuivre ses recherches pour continuer à documenter les données qui prouvent tous les changements en cours dans les océans.
« On ne va pas régler le changement climatique avec mon type de recherche, je ne pense pas qu’il existe aucun type de recherche qui peut vraiment régler le problème, mais on peut démontrer quelles sont les interactions sur lesquelles on peut travailler pour faire de la conservation. C'est un peu plus dans ce sens-là que je peux aider, avec mon travail, au niveau des changements climatiques » conclut le scientifique.