Fil d'Ariane
Pour les fêtes de fin d’année, Justin Trudeau et sa famille sont allés profiter de la mer des Caraïbes, en Jamaïque, dans le domaine luxueux de 400 hectares qui appartient aux Green, famille amie des Trudeau depuis des décennies. Coût du voyage pour les contribuables canadiens : 160 000$. La somme englobe alors les frais de déplacement en avion officiel du gouvernement canadien – le premier ministre ne pouvant pas voyager sur les lignes commerciales – et les frais de sécurité pour le chef d'État et sa famille.
Des vacances de luxe donc, et du pain béni pour les partis d’opposition qui se sont déchaînés sur cette histoire, accusant le Premier ministre d’avoir manqué de jugement et d’être déconnecté de la réalité des Canadiens. Pour beaucoup, la période des fêtes a plutôt rimé avec inflation et vols annulés pour cause de tempête hivernale.
Pour le conservateur et chef de l’opposition officielle Pierre Poilievre, Justin Trudeau aurait dû payer de sa poche la location de la villa où il a séjourné et où il s’est entretenu avec des connaissances fortunées. « Il n’y a jamais rien de gratuit, a déclaré à la Chambre des Communes, Pierre Poilievre. Le but, c’est d’obtenir de l’influence et du pouvoir de la part des super-riches ».
Le chef néo-démocrate Jagmeet Singh estime, lui, que « le mode de vie, la vie de ce premier ministre fait en sorte qu’il ne comprend pas les défis des gens. ». Un avis partagé par le chef du Bloc Québécois, Yves-François Blanchet, « [Justin Trudeau] s’expose à l'opulence des amis de la famille, alors que les citoyens du Québec et du Canada, eux, se demandent s’ils vont être capables de payer l’hypothèque dans six mois ou n’ont pas accès à un chèque de pension de vieillesse qui suit l’augmentation du coût de la vie ».
« C’est une famille avec laquelle on est amis depuis 50 ans et on a toujours travaillé avec le commissaire à l’éthique pour s’assurer que toutes les règles soient suivies » s’est défendu le Premier ministre.
Le commissaire à l’éthique qui avait donné son aval au voyage, a pris le soin de préciser sur Twitter : « Acceptable légalement ne veut pas nécessairement dire que ce le sera au niveau de l’opinion publique… et c’est bien ainsi ».
En version française. Acceptable légalement ne veux pas nécessairement dire que ce le sera au niveau de l’opinion publique…et c’est bien ainsi. https://t.co/zKQ9WEuw5u
— Mario Dion (@marioyvesdion) April 18, 2023
Ce voyage luxueux passe en effet plutôt mal dans l’opinion publique canadienne et ce d’autant plus que ce n’est pas la première fois que les vacances de Justin Trudeau défraient la chronique. En 2016, il s’était déjà fait taper sur les doigts pour être allé passer les vacances des fêtes sur l’île privée de l’Aga Khan aux Bahamas.
Le premier ministre canadien avait aussi présenté ses excuses pour ce séjour luxueux à Tofino, en Colombie-Britannique, en septembre 2021, le jour même de la tenue de la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation à la mémoire des victimes des pensionnats autochtones. Journée lors de laquelle il était invité à rejoindre une nation autochtone de Colombie-Britannique.
Cette troisième édition de vacances luxueuses est donc vue comme un manque de jugement supplémentaire pour de nombreux Canadiens. Même au sein des troupes libérales, on ne cache pas son malaise.
« Est-ce qu’il n’a pas compris ou est-ce qu’il a très bien compris mais pour lui il n’y a pas de conséquence ? s’interroge la politologue Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa. Il y a deux hypothèses, soit les erreurs du passé n’ont pas été saisies et Mr Trudeau recommence constamment sans réaliser qu’il se met les pieds dans les plats, soit il a tout à fait saisi l’enjeu mais pour lui ça n’a pas vraiment de conséquence. La preuve, il a été élu et réélu. L'idée est que cela va déplaire à une partie de la population mais ça ne sera pas suffisant pour son avenir politique ».
Une autre histoire délicate colle aussi aux baskets du Premier ministre depuis plusieurs semaines, celle de l’ingérence chinoise dans des élections canadiennes récentes.
Cet hiver, le quotidien canadien The Globe and Mail publiait un article expliquant que le consulat de Chine à Vancouver s’était immiscé dans les élections municipales de 2022 et les élections fédérales de 2021, selon un rapport du Service canadien de renseignement de sécurité, le SCRS.
Des campagnes de désinformation auraient alors été mises au point pour assurer une victoire des Libéraux de Justin Trudeau au détriment des Conservateurs. Un dossier délicat dont se sont emparés les partis d’opposition à la Chambre des Communes, réclamant haut et fort des explications au Premier ministre canadien.
« Mr Trudeau ne semble pas bien maîtriser le dossier, fait remarquer Geneviève Tellier. Il est toujours en réaction aux fuites dans les médias et n’a pas vraiment la maîtrise du dossier. Par ailleurs, Mr Trudeau est à la fois juge et partie et essaie de nous convaincre que le résultat des élections n’a pas été influencé par une puissance étrangère, en l’occurrence la Chine. Ce sont pourtant ses propres études qui le disent. Il nous dit « faites-moi confiance, je peux vous assurer qu’il n’y a rien eu d’illégal ou mené à un résultat non souhaité par les Canadiens ». Or, la plupart des Canadiens réclament une enquête indépendante. Ce que Mr Trudeau n’a toujours pas fait ».
Malgré la pression des partis d’opposition, le premier ministre canadien refuse en effet de mettre en place une enquête publique. L’ex-gouverneur général du Canada, David Johnston, a toutefois été chargé de mener une enquête sur le dossier. Le rapport doit être rendu le 23 mai.
« Pourquoi refuse-t-il cette enquête publique, pourquoi est-il si réticent ? Il pourrait y avoir de bonnes raisons. Une enquête qu’il ne contrôle pas peut amener des révélations qui sont dommageables. C’est un risque à prendre car c’est peut-être mieux d’en tenir une que de refuser d’en tenir » estime Geneviève Tellier.
Pour le chef de l’opposition officielle, le conservateur Pierre Poilievre, Justin Trudeau est loin d’ignorer ces tentatives d’ingérence. « Il est parfaitement heureux de laisser un gouvernement étranger autoritaire s'immiscer dans nos élections, tant que ce gouvernement l'aide » a-t-il déclamé en conférence de presse.
Justin Trudeau a en effet reconnu qu’il était au courant de ces manœuvres de Pékin mais a avoué que cela n’enlevait en rien la légitimité des élections de 2019 et 2021 remportées par son parti. « Les résultats des élections, en 2019 et en 2021, ce sont les résultats qu’ont choisis les électeurs canadiens. Point à la ligne… Ça fait des années qu'on est conscient de ça, au Canada et dans le monde. Nos agences de sécurité et de renseignement ont travaillé de façon acharnée pour contrer cette influence de façon régulière, particulièrement [...] pour les élections de 2019 et 2021. »
Le Service canadien de renseignement de sécurité, le SCRS, estime toutefois que cette tentative d’ingérence se trouve être « la plus lourde menace stratégique pour la sécurité nationale du Canada ». Son directeur de 2009 à 2013, Richard Fadden, ne s’est dit pas surpris par ces révélations, sachant que Pékin a déjà tenté d’influencer les élections de plusieurs pays occidentaux.
Il estime aussi que le Canada devrait réagir vivement à ces tentatives d’ingérence chinoises. « La pire chose qu’un État étranger peut faire, je pense, c’est d’essayer d’influencer le processus démocratique. C’est très sérieux, a-t-il déclaré au micro de Radio-Canada. Je pense qu’il faudrait que le gouvernement fédéral dise clairement, sans ambiguïté : "Ce genre d’ingérence étrangère a lieu. Ce n’est pas acceptable. Il faut que les Chinois arrêtent immédiatement" ».
Justin Trudeau vient de fêter ses 10 ans à la tête du Parti libéral du Canada. Il dirige par ailleurs le Canada depuis octobre 2015. Un phénomène d’usure du pouvoir s'opérerait-il sur le Premier ministre et son parti ?
« Après huit ans au pouvoir, on peut se demander en effet s’il n’est pas temps de changer de gouvernement, souligne Geneviève Tellier. Dix ans, c’est à peu près la durée moyenne maximum des gouvernements au Canada. Et il y a d’autres irritants que les vacances de Justin Trudeau, il y a aussi la gestion des finances publiques qui commence à poser un problème.
On fait déficit sur déficit, alors qu’il y a une vingtaine d’années, le Canada était cité en exemple pour avoir maîtrisé ses finances publiques. Et là, on a l’impression qu’il n’y a plus cette maîtrise, voire une certaine irresponsabilité financière de la part de Monsieur Trudeau, ce qui pourrait inciter les Canadiens à voter pour un autre parti ».
Même si publiquement tout le monde serre les rangs derrière le Premier ministre, officieusement, la question de sa succession commence à se poser au sein des troupes libérales.
« La question de la succession se pose régulièrement mais pas de façon constante au sein du Parti libéral du Canada. Et oui, il y a des prétendants, qui se sont plus ou moins manifesté publiquement mais qui n’ont jamais dit non. On se dit que ce serait peut-être bien de changer le chef pour avoir de meilleures chances de remporter la nouvelle élection. Ceci étant dit, Mr Trudeau n’a pas du tout manifesté son intention de partir, au contraire, et il est combatif en ce moment, il fait plusieurs choses pour plaire aux électeurs. » indique la politologue.
Quand viendra le temps de croiser le fer avec son principal adversaire, le conservateur Pierre Poilievre, il ne faudra pas oublier que le Premier ministre canadien est un animal politique qui a toujours performé lors des campagnes électorales, surtout quand il est en difficulté.
« C’est quand il est dans les câbles, c’est quand on le juge en position de faiblesse qu’il est le meilleur, que sa combativité revient, estime Geneviève Tellier. On se souvient de la campagne électorale de 2015, il était en troisième position, loin derrière les deux autres candidats et il a mené la meilleure campagne électorale que j’ai vue au cours des 30-40 dernières années sur la scène fédérale. Il performe très bien lorsque les choses vont mal ».
Le nouveau chef conservateur, Pierre Poilievre, de son côté, va devoir élargir sa base d’électeurs s’il veut battre Justin Trudeau et prendre le pouvoir. Geneviève Tellier remarque que pour l’instant, il n’a que quelques points d’avance sur son rival dans les sondages : « Ça devrait être plus élevé considérant que c’est un nouveau chef, qu’il y a une lassitude et des scandales avec les libéraux ».
La politologue ne prédit pas d’élections au Canada en 2023 dans sa boule de cristal, étant donné que les Libéraux de Justin Trudeau ont conclu une entente avec les Néo-démocrates de Jagmeet Singh pour se maintenir au pouvoir dans une situation de gouvernement minoritaire. Il faudra toutefois voir si cette entente tiendra encore la route l’an prochain. En cas d’élection, tout reposera sur le choix des électeurs de l’Ontario, la plus grosse province du Canada : « Et ça, c’est le gros point d’interrogation » conclut Geneviève Tellier.