Fil d'Ariane
Immigration Canada utilise un système informatique jugé opaque pour analyser des demandes de permis d'études. Or, celles-ci sont majoritairement refusées lorsqu'elles proviennent d'étudiants francophones africains.
Mathieu Piché est dépité. Depuis des mois, ce professeur du Département d’anatomie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) tente de recruter des étudiants étrangers pour son laboratoire de recherche.
Mais il se heurte, sans arrêt, au ministère fédéral de l’Immigration (IRCC), qui refuse en bloc les demandes de permis d’études de ces derniers, malgré l’approbation initiale de Québec.
"Les motifs de refus sont ridicules", juge-t-il. Il évoque l’exemple d’une médecin en Algérie, qui souhaite réaliser une formation à ses côtés. Elle a un travail dans son pays, un statut important, mais Immigration Canada a refusé sa demande en disant ne pas croire à son retour dans son pays, après ses études.
Je comprends l’importance d’éviter les fraudes et de s’assurer que les candidats sont sérieux, mais là, les motifs ne sont pas transparents, soutient-il.
À l'instar de multiples établissements scolaires, l’Université du Québec à Trois-Rivières tente de recruter des étudiants étrangers. On en dénombrait près de 65 000 au Québec, à fois dans le réseau collégial et universitaire, en 2020.
Depuis plusieurs années de multiples établissement du Québec s’étonnent de la décision d’Immigration Canada de refuser massivement certains étudiants francophones étrangers. De nombreux candidats ont également contacté Radio-Canada, frustrés par les explications fournies par le ministère fédéral.
Selon des données que nous avons obtenues, le taux de refus de demandes de permis d'études – tous pays confondus – a bondi au Québec. Il est passé de 36 % en 2017 à 61 % l'an passé. Dans le même temps, pourtant, dans l'ensemble du Canada, ce nombre est moins élevé.
C’était de très beaux candidats. Mais les refus sont inexplicables. On se demande vraiment quelle analyse a été faite, c’est préoccupant, regrette Marie-Michèle Thibodeau, conseillère au développement international du cégep, qui ne veut pas, à l’avenir, devoir choisir des étudiants en fonction de leurs nationalités.
On n’a pas envie de filtrer des candidats selon leur pays d’origine. C’est vraiment décevant de voir tous ces projets voués à l’échec.
Marie-Michèle Thibodeau, conseillère au Cégep de Thetford
Par exemple, les taux de refus des étudiants provenant d’Algérie, de la République démocratique du Congo, du Togo, du Sénégal ou du Cameroun avoisinent ou dépassent allègrement les 80 %, révèle une compilation de ces données, obtenue par Radio-Canada.
À titre de comparaison, les demandes faites de France, du Royaume-Uni ou d'Allemagne sont quasiment toutes acceptées. Celles provenant d’Inde - qui ont connu un bond important au cours des dernières années - sont aussi majoritairement acceptées.
Immigration Canada rejette massivement, depuis plusieurs années, les demandes de permis d'études provenant de certains pays d'Afrique francophone, au grand désarroi de nombreux établissements québécois.
Krishna Gagné jure pourtant envoyer à Immigration Canada des dossiers optimisés. Il s'agit, dit-elle, de preuves financières importantes, de biens immobiliers et de liens avec le pays d’origine.
Mais on a toujours les mêmes réponses pour le refus, clame-t-elle. C’est vraiment troublant. On reçoit des motifs envoyés en vrac et c’est choquant.
La question se pose : y a-t-il un biais discriminatoire envers les étudiants africains à Immigration Canada ?
Krishna Gagné, avocate en immigration
On a vraiment l’impression de faire face à des biais discriminatoires, car on voit que les demandes provenant d’autres pays occidentaux sont traitées vraiment différemment, mentionne Lou Janssen Dangzalan.
Des exemples de refus envoyés par IRCC
Depuis plusieurs années, le nombre d’étudiants étrangers a grandement augmenté au Canada. Avant le début de la pandémie, en 2019, on en comptait plus de 250 000 dans l’ensemble du pays, contre moins de 100 000 en 2011.
Comme l’a récemment indiqué Le Devoir, un système informatique, intitulé Chinook, a été mis en place dès mars 2018 par le ministère fédéral de l’Immigration pour étudier et accélérer le traitement de ces demandes. Il serait à l’origine, selon des experts, du fort taux de refus visant certains étudiants étrangers francophones.
C’est un système qui manque de transparence, dénonce l’avocat ontarien Lou Janssen Dangzalan.
Ce dernier, à l’instar d’autres experts en immigration, ne connaissait pas le fonctionnement de Chinook. Il vient d’être dévoilé dans le cadre d’une procédure judiciaire, devant la Cour fédérale, impliquant IRCC.
Dans un témoignage fait cet été, dont Radio-Canada a obtenu copie, un fonctionnaire d’IRCC, Andie Daponte, y décrit cet outil qui réduit les étapes administratives dans le but de faire gagner du temps aux décideurs, en remplissant une feuille de calcul Excel.
Dans celle-ci, Chinook note automatiquement certaines informations du demandeur, réunit d’autres dossiers sur un seul écran et met de l’avant des indicateurs de risque pour permettre à des agents de prendre une décision finale pour tout un lot de dossiers. Un système d’intelligence artificielle, Watchtower, est également utilisé durant ce processus.
Dans [le] développement initial [de Chinook], il n’y a pas eu de considération légale spécifique.
Andie Daponte, directeur à IRCC, devant la Cour fédérale
Cette manière de faire pose un réel problème, selon Lou Janssen Dangzalan, qui ne mâche pas ses mots. Ce système n’est pas fait pour trier les preuves d’un dossier pouvant contenir des dizaines de documents, affirme-t-il.
« Cette façon de procéder, avec Chinook, c’est inacceptable dans une société démocratique. Ça ne peut pas rester secret. »Lou Janssen Dangzalan, avocat en immigration
Nommé récemment ministre de l'Immigration du Québec, Jean Boulet espère avoir prochainement des clarifications de la part d'Immigration Canada.
Interpellé par Radio-Canada, le nouveau ministre québécois de l'Immigration, Jean Boulet, fait part de son étonnement et espère avoir prochainement des clarifications de la part d'Ottawa.
J’ai besoin d’obtenir des éclaircissements de la part du gouvernement fédéral. Notre gouvernement et nos établissements d’enseignement supérieur travaillent fort à recruter des étudiants internationaux francophones Jean Boulet, ministre du Travail et de l'Immigration du Québec
Pour la vitalité du français au Québec, il faut prioriser encore plus les étudiants internationaux et les travailleurs étrangers des territoires francophones, souligne le ministre Boulet.
Tout en défendant les décisions prises par les fonctionnaires, l'équipe du ministre fédéral de l'Immigration, Sean Fraser, jure n'avoir aucune tolérance pour le racisme ou la discrimination.
Nous devons lutter activement contre le racisme et continuer de travailler sans relâche pour favoriser une culture d'inclusion, d'ouverture et de respect, indique l'attaché de presse du ministre, Alex Cohen. Nos employés et cadres ont suivi une formation obligatoire sur les préjugés inconscients et ont inclus des objectifs de travail et de formation antiracistes dans leurs plans de performance, précise-t-il.
De son côté, IRCC se défend et assure examiner de façon uniforme et en fonction des mêmes critères toutes les demandes, peu importe le pays d’origine.
Le pays d’origine du demandeur et la langue n’ont aucune incidence sur la façon de traiter le dossier.
Nancy Caron, porte-parole d'IRCC