Canada : qui va remplacer Justin Trudeau ?

Le 6 janvier, le premier ministre canadien a présenté sa démission comme chef du Parti libéral, en précisant qu’il resterait à son poste jusqu’à l’élection de son ou sa successeur(e). Le 9 mars prochain, les militants libéraux éliront leur nouveau chef ou nouvelle cheffe.  Décryptage. 

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Justin Trudeau

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau lors d'un sommet de l'OTAN à Vilnius, en Lituanie, le 12 juillet 2023.

AP Photo/Pavel Golovkin
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Depuis sa démission, quatre personnes se sont lancées dans la course à la succession de Justin Trudeau : 
  • Chrystia Freeland était la ministre des Finances et vice-première ministre du gouvernement Trudeau. Elle a démissionné avec fracas le 16 décembre dernier, entraînant le premier ministre, son gouvernement et le Canada dans une crise politique.
  • Mark Carney est nouveau venu en politique. Banquier de réputation internationale, il a notamment été le gouverneur de la banque du Canada et de la Banque d’Angleterre.
  • Karina Gould est une députée libérale qui était la leader parlementaire du gouvernement Trudeau à la Chambre des Commune.
  • Et Frank Baylis est un ex-député libéral de Montréal. Il a lui aussi été un homme d’affaires
Le Canada s’attendait à ce que cette course à quatre soit un duel entre Mark Carney et Chrystia Freeland… mais le duel n’a pas vraiment eu lieu parce que Mark Carney a rapidement devancé sa rivale dont il est, au demeurant, très proche puisqu’il est le parrain d’un des enfants. 
 

Le défi de Chrystia Freeland : prendre ses distances avec Justin Trudeau
 

Chrystia Freeland

La ministre canadienne des finances, Chrystia Freeland  le 20 septembre 2023 à New York. (AP Photo/Julia Nikhinson)

Mark Carney et Chrystia Freeland, les forces de l’un sont les faiblesses de l’autre explique la politologue Geneviève Tellier, professeure à l’Université d’Ottawa : "Madame Freeland arrive avec une vaste expérience en politique. Elle a été nommée ministre dès son arrivée en politique en 2015 avec Justin Trudeau, elle a été ministre des Affaires étrangères, ministre des Affaires intergouvernementales, vice-Première ministre et ensuite ministre des Finances. Donc elle a vraiment des états de service impressionnants et elle sait très bien de quoi elle parle. Ça fait 9 ans qu'elle est au gouvernement, elle connaît les dossiers. Mais sa faiblesse, c’est justement ça : ses 9 ans au gouvernement. On la voit comme un successeur de Justin Trudeau alors qu’il n'est pas populaire. Et on se dit qu’avec Chrystia Freeland, on va être dans la continuité et non le changement. Plusieurs des mesures de Justin Trudeau qui sont impopulaires, elle était là pour les adopter, pour les mettre en œuvre. Et donc pour plusieurs personnes, c'est un problème parce que ce qu'on veut, c'est avoir une certaine cassure avec le gouvernement précédent. Chrystia Freeland n’arrive pas à se démarquer, à dire "Justin Trudeau, c'était Justin Trudeau et moi, en tant que Première ministre, je vais être différente". C'est ça, son plus grand défi".
 
 
Un avis partagé par Stéphanie Chouinard, professeure agrégée de science politique au Collège militaire royal de Kingston et à l’Université Queen’s : "Il y a deux éléments à prendre en considération. D'une part, le fait que le bilan de Chrystia Freeland comme ministre des Finances n'était pas particulièrement reluisant et qu'après avoir été aux côtés du Premier ministre, comme ministre des Affaires étrangères, ensuite comme ministre des Finances et vice-Première ministre, c'est très difficile pour elle de démontrer comment un parti libéral sous sa gouverne serait différent de ce qu'on a connu précédemment. Elle a décidé de renier certaines des politiques qui ont été mises en place par le gouvernement Trudeau, mais il reste qu'elle était un élément central de ce gouvernement, donc ce type de discours, au mieux ne collait pas, au pire ça lui a donné un air hypocrite et ça n'a pas fonctionné. D'un autre côté, je pense qu'il y a une partie du Conseil des ministres, parmi les gens les plus influents du Parti libéral du Canada, qui n'ont pas apprécié la façon dont elle a quitté son poste en décembre, la façon dont elle a fait les choses, le timing, cela a suscité des critiques à l'interne. Et le résultat, c’est que la très grande majorité des membres du cabinet de Monsieur Trudeau ont finalement décidé de soutenir, soit officiellement, soit officieusement, Mark Carney. Et donc ça veut dire que sur le terrain, il y a des équipes très chevronnées qui travaillent au jour le jour contre elle et pour son adversaire"
 

Le défi de Mark Carney : devenir politicien 

Mark Carney

Image de Mark Carney en 2021 lors du sommet de la COP 26. (AP/Archives)

Si Chrystia Freeland est une politicienne chevronnée, ce qui est à la fois une force et une faiblesse dans cette course au leadership, son rival, Mark Carney, n’a, lui, aucune expérience en la matière et être novice dans ce monde cruel qu’est la politique, c’est tout un défi. "Il va devoir apprendre rapidement sur le tas et la façon de faire en politique et il n’aura pas beaucoup de temps pour se préparer parce que s’il gagne, on va aller très rapidement en élection, souligne Geneviève Tellier. C'est quelqu'un qui vient du monde de la finance, qui a eu beaucoup de succès quand il a été gouverneur de la Banque du Canada, puis gouverneur de la Banque d'Angleterre et donc il a une connaissance de la finance et de l'économie, ce qui peut être très certainement utile en ce moment, avec les tensions qu'on connaît, surtout avec les États-Unis. Il a l'habitude des crises aussi, il a vécu le Brexit, il a vécu la crise financière de 2008-2009. Et ça, dans les circonstances, c’est un gros plus"
 
"C'est certain que c'est un candidat particulier qui arrive avec un bagage d'expérience qui, dans le contexte politique actuel, est très séduisant, renchérit Stéphanie Chouinard. C’est quelqu'un qui a déjà connu des personnages comme Donald Trump par exemple, et qui a su assez rapidement mettre en confiance, non seulement les libéraux, mais aussi une bonne partie des Canadiens, quant à sa capacité à naviguer dans le contexte critique dans lequel le Canada se trouve actuellement. On aurait pu penser que Chrystia Freeland, qui a renégocié avec succès l'Alena (l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique) lors du premier mandat du président Trump, aurait eu, disons, une plus grande facilité à marquer des points sur cet enjeu, mais ça ne semble pas avoir fonctionné dans sa campagne, même si c'est le premier clou sur lequel elle a voulu frapper lorsqu'elle a lancé sa campagne en janvier dernier"
 
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L’ombre de Donald Trump, de ses tarifs douaniers imposés au Canada, de ses visées expansionnistes pour faire du Canada le 51ème État des États-Unis, a d’ailleurs plané sur cette course à la succession. Les quatre candidats ont dû se positionner à ce sujet, expliquer comment ils allaient affronter la "bête trumpienne" s’ils devenaient le prochain chef libéral, et le prochain premier ministre du Canada, advenant une victoire lors des prochaines élections. Et à ce titre, Mark Carney et Chrystia Freeland se détachent par rapport aux autres candidats. Mark Carney a occupé des postes avec succès et Chrystia Freeland a déjà affronté Donald Trump lors de son premier mandat, on dit d’ailleurs qu’il la déteste et qu’il se serait réjoui publiquement de sa démission en décembre dernier en la qualifiant de "personne toxique"
 

Vers un couronnement de Mark Carney le 9 mars ? 

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Marc Carney
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Marc Carney lors du sommet de la COP26 en 2021. Le Canadien travaillait alors pour le gouvernement britannique.

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AP/ Archives
Tout semble donc indiquer que le 9 mars, c’est Mark Carney que les militants du Parti libéral du Canada devraient comme chef. 
 
"Il y a trois indicateurs qui nous montrent que la partie est quasi gagnée, explique Geneviève Tellier. Tout d’abord, les sondages qui sont menés, soit auprès des membres du Parti libéral, soit auprès de la population, montrent la très grande longueur d'avance de Mark Carney sur Chrystia Freeland. Ensuite il y a le financement, l'argent que les candidats ont réussi à récolter : Monsieur Carney a ramassé à peu près 10 fois plus d'argent que Madame Freeland, soit 2 millions de dollars, ce qui montre à quel point il suscite de l'intérêt. En plus, il a ramassé de l'argent auprès de nombreux petits donateurs. C'est important parce que ces petits donateurs sont des membres du Parti libéral qui vont aller voter, alors que ses adversaires, incluant Madame Freeland, ont réussi à récolter des sommes auprès de quelques généreux donateurs. Enfin les partis d'opposition attaquent maintenant directement Mark Carney, donc eux aussi voient bien qu'il y a quelque chose qui se passe et qu’il est quasi certain que ça va être Monsieur Carney qui va l'emporter"
 

Deux débats plutôt consensuels qui n’ont pas changé la donne

Les quatre candidats ont croisé le fer lors de deux débats, les 24 et 25 février, le premier en français et le deuxième en anglais. Celui en français a été laborieux à écouter parce que ce n’est pas la langue maternelle des quatre candidats. Mark Carney est celui qui a eu le plus de difficultés car sa maîtrise de la langue française n’est pas acquise, c’est d’ailleurs un point faible de sa candidature. Il a bien sûr été beaucoup plus à l’aise lors du débat en anglais, sans toutefois se démarquer de ses rivaux. 
 
Sur de nombreux points, un certain consensus s’est dégagé entre les quatre candidats. Il n’y a pas vraiment eu de débats d’idées au cours de ces deux soirées de confrontation qui ont été menées sur un ton très cordial et civilisé. Karina Gould a été la seule à faire des propositions pour séduire l’aile gauche du parti, tandis que Mark Carney a clairement recentré le parti Libéral sur sa droite. Les propositions avancées par le financier, s’il devenait premier ministre du Canada, couperaient passablement l’herbe sous le pied du chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, qui semble déstabilisé par l’arrivée de ce nouveau joueur sur la scène politique canadienne. 
 

Remontée spectaculaire des Libéraux dans les sondages 

Et Pierre Poilievre est d’autant plus déstabilisé que le nom de Mark Carney a permis une remontée des Libéraux dans les intentions de vote des Canadiens selon les derniers sondages. Alors que le parti trainait loin derrière les Conservateurs depuis plus de 18 mois, avec parfois jusqu’à 20 points d’écart, ce qui semblait insurmontable, voilà que les derniers sondages indiquent qu’avec Mark Carney comme nouveau chef du Parti libéral du Canada, le parti remonte la pente, voire même prend les devants si on se fie au sondage Ipsos rendu public le 26 février. 
 
Pour la première fois depuis 2021, les Libéraux devancent les Conservateurs, avec respectivement 38% contre 36% des intentions de vote. Le Nouveau Parti Démocratique plonge à 12% et le Bloc Québécois (qui ne présente des candidats que dans la province du Québec) est à 6%.  
 
"Cette remontée des Libéraux dans les sondages vient confirmer l'impression qu'on avait que Justin Trudeau était le problème au sein du Parti libéral, analyse Geneviève Tellier. Les sondages jusqu'à présent nous disaient que « oui, on voterait bien pour le Parti libéral, mais le principal problème c’était Justin Trudeau. La perspective de changer de chef améliore le score du parti"
 
 
"On savait que la figure de Justin Trudeau était très polarisante en tant qu'individu, qu’il était extrêmement impopulaire, ajoute Stéphanie Chouinard. Il y avait une partie de l'électorat qui était autrefois acquis au Parti libéral, mais qui avait décidé d'aller voir ailleurs, mais on la voit revenir tranquillement vers le Parti libéral avec une nouvelle figure à sa tête et une figure qui inspire la confiance de surcroît"
 
Les deux politologues estiment que c’est aussi la preuve qu’une partie des appuis au Parti conservateur se faisaient par défaut, que de nombreux électeurs ne voulaient plus de Justin Trudeau et envisageaient donc de voter pour le principal parti d’opposition, sans forcément apprécier le style abrasif et les idées du chef conservateur.   
 
Stéphanie Chouinard fait aussi remarquer que "l'autre élément à considérer pour la remontée du Parti libéral se trouve plutôt à la gauche de l'échiquier politique. C'est l'effondrement du vote néo-démocrate et, dans une moins grande mesure, pour le Bloc québécois également – le parti qui défend les intérêts du Québec à la Chambre des Communes -, on voit que l'intérêt pour les tiers partis actuellement, dans le contexte de la crise des menaces tarifaires, est en train de s'effondrer. On veut avoir une alternative sérieuse qui mènera la barre à la Chambre des communes. Et donc ça, c'est de très mauvaises nouvelles pour Jagmeet Singh, le chef néo-démocrate, qui se retrouve maintenant sous la barre des 10% dans les intentions de vote. Ça signale probablement la fin de sa carrière politique. Et pour le Bloc québécois, on voit aussi que certains des acquis sont en train de transiter vers le Parti libéral. Donc on voit là que les Canadiens et les Canadiennes, au Québec comme à l'extérieur du Québec, se repositionnent sur une base dualiste des partis politiques. Et ça, ça se fait largement au profit du Parti libéral actuellement"
 
Cela étant dit, rien n’est encore joué ni gagné pour personne. La prochaine étape, c’est donc l’élection d’un nouveau chef libéral (ou une nouvelle cheffe) le 9 mars par les membres du Parti, après quoi on s’attend à ce que des élections soient déclenchées rapidement. Les Canadiens et les Canadiennes iront aux urnes ce printemps. Et dans le contexte de cette crise majeure avec les États-Unis, ce scrutin sera d’une importance capitale pour l’avenir du pays de la feuille d’érable.