Canada : une journée avec les pilotes du capricieux fleuve Saint-Laurent

Naviguer dans le Saint-Laurent, l'un des plus grands fleuves du monde, n'est pas une mince affaire. Réputé pour sa dangerosité, tous les navires marchands qui suivent ou remontent son cours sont dans l'obligation de céder leurs commandes à des pilotes spécialistes de la navigation sur le fleuve. Notre équipe a suivi deux de ces experts à bord du MSC Donata. 
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Manoeuvrer les navires marchands dans le fleuve du Saint-Laurent est une prouesse technique reservée à des pilotes aguerris et spécialisés. Ils sont 450 à exercer ce métier dans l'artère économique du Canada. 
Crédit photo : Catherine François
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Le fleuve Saint-Laurent, qui coule au Québec, est l’un des plus grands fleuves du monde et une artère commerciale névralgique qui fait la jonction entre l’Océan Atlantique et les Grands Lacs. Mais c’est aussi une voie navigable réputée pour ses caprices et sa dangerosité, c’est pourquoi tous les navires marchands qui l’empruntent doivent céder leurs commandes à des pilotes spécialistes de la navigation sur le fleuve.

Ils sont 230 à ainsi piloter des navires sur le fleuve entre les Escoumins et Kingston : « Le pilote maritime est un expert ou une experte locale qui se joint à l'équipe de passerelle dont fait partie le capitaine afin de les aider à amener le navire à bon port, il ne réside pas à bord, il ne fait pas partie de l'équipage permanent », explique Simon Lebrun. C’est avec Simon et son collègue Pascal Desrochers que ma cadreuse et moi-même avons pu embarquer sur le MSC Donata, un porte-conteneur de la compagnie maritime MSC, qui nous a donné l’autorisation de monter à bord. Récit d’une journée de navigation sur le fleuve Saint-Laurent, entre Trois-Rivières et Montréal.  


Trois-Rivières, 8 septembre, 8h30 du matin

Simon et Pascal contemplent le fleuve Saint-Laurent qui s’écoule paisiblement sous leurs yeux. Il est 8h30 du matin quand apparait soudain, sur leur gauche, le MSC Donata : l’immense navire passe lentement sous le pont de Trois-Rivières. Pour les deux pilotes, fini la contemplation : ils embarquent rapidement à bord d’un petit bateau qui va les emmener au pied du porte-conteneur qui lui, poursuit sa route au beau milieu du fleuve.

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Simon et Pascal, les deux pilotes appelés pour manoeuvrer le MSC Donata, s'apprêtent à rejoindre le navire. 
Crédit photo : Catherine François

Ma cadreuse et moi, nous les suivons, notre matériel de tournage soigneusement emballé pour pouvoir être embarqué à bord du navire en toute sécurité. Le petit bateau se colle aux flancs du MSC Donata et rapidement, nous escaladons à tour de rôle une passerelle qui bringuebale, puis nous grimpons les 60 marches qui conduisent jusqu’à la passerelle du navire. En chemin, nous croisons les deux pilotes qui ont conduit le navire entre Québec et Trois-Rivières. C’est le passage de relais : Simon et Pascal s’installent dans la passerelle, la grande salle de commandes du MSC Donata.


C'est un peu ça qui nous hante, qu'on ait un bris mécanique dans des endroits plus délicats ou quand on rencontre un autre navire.
Pascal Desrochers, pilote sur le Saint-Laurent 

Ils sortent leurs outils de navigation : un GPS qu’ils vont fixer sur le pont extérieur et un ordinateur portable qui comprend une carte électronique du chenal de navigation du fleuve et un radar. Durant tout le trajet, jusqu’au port de Montréal, les deux pilotes vont coupler les informations de leur GPS et de leur carte à celles des outils de navigation du navire de façon à vérifier qu’il n’y a pas de décalage de position ou d’erreurs.  

Parce que lorsque tu pilotes un porte-conteneur de 255 mètres de long, 32 mètres de large, qui est chargé à bloc de conteneurs et qui pèse 68 000 tonnes, tu n’as pas le droit à l’erreur. Et entre Trois-Rivières et Montréal, soit un trajet de quelque 120 kilomètres, il faut faire prendre à ce monstre des mers qu’est le MSC Donata une soixantaine de courbes.

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Crédit photo : Catherine François 

Les incidents sont d’ailleurs très rares sur le fleuve me dit Pascal Desrochers, président de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent central : « Notre bilan de sécurité, c'est 99,95% des transits qui se font sans aucun incident. Les accidents majeurs on n'en a pas eu depuis... Je suis pilote depuis 2007 et je n'ai pas été témoin d'accident majeur à l'occasion des pannes de moteur, de gouvernail, des heurts avec le quai. Cela peut arriver, mais notre bilan de sécurité est excellent.»

La panne mécanique, c'est surtout cela qui inquiète les pilotes, reconnait Simon : « On contrôle ce qu'on sait, nos connaissances. Nous savons exactement où l'on va et ce que l'on doit faire pour emmener le bateau à bon bord mais nous ne contrôlons pas les pannes. Nous devons alors faire du mieux que l'on peut pour éviter qu'elle ne créé un problème grave à bord du navire et pour les autres bateaux qui sont sur le fleuve à ce moment-là. C'est un peu ça qui nous hante, qu'on ait un bris mécanique dans des endroits plus délicats ou quand on rencontre un autre navire. Mais nous sommes formés pour ne paniquer dans ces moments-là et nous avons eu des formations nous permettant de faire face à ces événements. »
 

Des experts de la navigation locale


Si ce bilan de sécurité est aussi excellent, c’est parce que ces pilotes sont des experts de la navigation locale : le tronçon du fleuve sur lequel ils naviguent reste le même durant toute leur carrière. Le fleuve est sectionné entre quatre secteurs : les Escoumins-Québec, Québec-Trois-Rivières, Trois-Rivières-Montréal et Montréal-Kingston. Simon et Pascal, eux, assurent les allers-retours entre Montréal et Trois-Rivières. « C'est la nature même du travail du pilote, de connaître par cœur un tronçon particulier. Le pilote est un expert de la navigation locale » souligne Pascal Desrochers.

« Avec le travail que l'on fait à la passerelle avec l'équipe du bord, généralement, il y a très peu d'incidents à bord des navires, parce que les pilotes et les équipages collaborent très bien », ajoute Simon Lebrun. 

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Le pilote Simon Lebrun. 
Crédit photo : Catherine François

Quand je demande à Simon si faire le même trajet pendant des décennies peut avoir un côté monotone, il réplique que non, bien au contraire : « Je crois que le jour où on se dit qu'on connaît tout, ça commence à devenir dangereux. Humblement, la plupart des pilotes vont le dire, j'ai encore des choses à apprendre et il n’y a pas un voyage sans que j’apprenne quelque chose de nouveau. Alors non, il n’y a aucune monotonie et on ne s’ennuie jamais dans ce travail. On est sur un navire différent, on rencontre un navire différent dans des endroits différents, les conditions météo ne sont jamais les mêmes... »

Et puis ce fleuve est d’une telle beauté, quelle que soit la saison, quelle que soit la météo. Du haut de la passerelle du MSC Donata, je le contemple, les berges, les archipels d’îles disséminées tout le long du chenal, le lac Saint-Pierre, juste après Trois-Rivières : c’est spectaculaire, c’est fascinant. Le porte-conteneur qui est chargé à bloc se déplace à une vitesse de 8 nœuds, soit 15 kilomètres à l’heure. C’est donc un rythme très lent, cela prendra toute la journée pour arriver jusqu’au port de Montréal.

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Une lenteur très zen dans cette journée magnifique, où le soleil darde ses rayons sur le fleuve. Comment ne pas succomber à tant de beauté ? Ces pilotes sont des amoureux du Saint-Laurent, ils entretiennent avec lui une relation si intime que Simon et Pascal, qui vivent à Montréal, ont une maison au bord du fleuve. Et souvent, on est pilote de père en fils…

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Les rives du fleuve Saint-Laurent sont marquées par des repères et des signalisations pour les pilotes et leurs navires. 
Crédit photo : Catherine François

Une longue formation


C’est un long processus pour devenir pilote sur le Saint-Laurent. Il faut tout d’abord suivre quatre ans d’études à l’Institut maritime du Québec, à Rimouski, une école reconnue internationalement. Après quoi, il faut partir sur toutes les mers du monde, sur des navires marchands, pendant au moins cinq ans, pour devenir capitaine. Enfin il faut suivre deux ans de formation pour obtenir le brevet de pilote de classe c et gravir progressivement les échelons pour devenir pilote de classe a, le plus haut niveau de pilotage, ce qui va prendre plusieurs années.

« On dit que pour former un pilote qui pourra piloter tous les navires sur le fleuve Saint-Laurent, ça prend presque 10 ans à partir du moment où on devient apprenti pilote jusqu'à ce qu'on ait la formation nécessaire pour piloter un navire comme celui sur lequel on est aujourd'hui » souligne Simon.

« Donc c’est entre 17 et 20 années au total pour amener quelqu'un qui déciderait de faire carrière dans ce domaine-là jusqu'à un poste de pilote de classe a, reconnaît Pascal. Alors oui, c'est un long processus mais il se fait au travail, à part les quatre premières années à l'école.»
 

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Crédit photo : Catherine François

Un métier très bien payé mais exigeant

 

Les pilotes du fleuve Saint-Laurent sont très bien payés : quelque 300 000 dollars – autour de 225 000 euros – par an, un salaire qui varie selon leurs degrés de qualification et le nombre d’heures travaillées. Ce sont des entrepreneurs et ils sont payés par un organisme canadien qui sert d’intermédiaire entre eux et les armateurs. Mais c’est un métier exigeant, stressant et éprouvant physiquement. Quand le pilote est en service, il reçoit son ordre d’affectation à quatre heures d’avis. C’est là qu’on lui dit quel navire il va devoir piloter, à partir d’où et à quelle heure. Il peut travailler de jour comme de nuit, 24h sur 24 et 365 jours par an.

Simon m’explique que le gros défi, c’est de gérer son sommeil, sa fatigue, savoir se reposer entre deux trajets, parce qu’il est hors de question de monter à bord d’un navire sans être à son 100% : « Il faut toujours être reposé et alerte quand on vient au travail, certaines journées, on doit travailler de nuit, d'autres de jour, alors très vite, comme jeune pilote, on réalise qu’il faut prendre le temps de se reposer pour qu'à chaque fois qu'on revienne sur un quart de travail de pilotage, on soit absolument à 100%. Donc la gestion de notre sommeil et de notre repos est un défi personnel. »

Pascal précise qu’à partir de 60 ans, il devient de plus en plus difficile de récupérer entre les trajets. C’est pour cela que beaucoup de pilotes prennent leur retraite assez jeunes. D’ailleurs c’est un défi : assurer la relève. Il faut la prévoir, cette relève, surtout quand on sait qu’il faut une quinzaine d’années au total pour amener un pilote au top de l’échelon.


C'est une transmission du savoir qui se fait depuis 150 ans chez nous, il y a des marques dont on se sert, dont mon père se servait aussi autrefois.Pascal Desrochers, pilote sur le Saint-Laurent 

Le ralentissement de l’activité sur le fleuve provoqué par la pandémie a permis à la Corporation des pilotes du Saint-Laurent central de reprendre le contrôle sur ce défi de la relève, me dit Pascal : « Cela nous a permis de reprendre un rythme de travail plus acceptable et de recruter à un rythme moindre mais plus constant, c'est ce qu'on vise à faire, recruter moins de candidats mais tous les ans. » Les pilotes du Saint-Laurent jouent un rôle crucial dans l’économie canadienne.  

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Pascal Desrochers est un pilote de navires marchands sur le fleuve du Saint-Laurent depuis de nombreuses années. 
Crédit photo : Catherine François 

Un maillon central dans la chaine de l’économie canadienne

 


Le trafic sur le fleuve Saint-Laurent est intense : chaque année, quelque 6000 navires marchands empruntent cette voie navigable qui relie les Grands Lacs à l’Océan Atlantique. Et chaque année, les pilotes de la Corporation du Saint-Laurent central mènent 14 000 missions de pilotage sur le fleuve : autrement dit, toutes les 40 minutes, un pilote embarque sur un navire entre Québec et Montréal. Les pilotes du fleuve jouent donc un rôle névralgique dans l’économie canadienne : ils en sont un maillon central.

« On fait pleinement partie de la chaîne logistique, nous sommes un de ses rouages. C'est une chaîne qui doit continuellement fonctionner sans s'arrêter », estime Simon. « Le fleuve, c'est l'aorte économique du Québec et d'une grande partie du Canada, affirme Pascal. 80% de ce qui s'achète dans les vitrines des commerces ont transité par le fleuve, ce sont des milliards de dollars dans l'économie canadienne. Le Saint-Laurent est une artère économique de première importance.»

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L’outil le plus précieux du pilote : ses yeux

Alors que le MSC Donata remonte lentement le fleuve, Pascal et Simon gardent un œil alerte sur les radars, GPS et cartes électroniques qui sont les principaux outils de navigation du pilote. Ils sont aussi en permanence en train de regarder ce fleuve qu’ils connaissent par cœur parce qu’il y a, tout le long du chenal de navigation, toutes sortes de repères visuels sur lesquels ils se basent pour piloter le navire : des bouées, des feux, des panneaux mais aussi des clochers d’église, des maisons, le coin d’une île.

« C'est le moyen privilégié par les pilotes, le visuel, parce qu’il ne peut pas y avoir d'erreurs, il peut y en avoir avec les radars, les GPS, tandis que si je mets un clocher d'église en ligne avec le coin d'une maison, cela me donne une ligne de positionnement parfaite, il ne peut pas y avoir d'erreur » montre Pascal.

L’apprenti pilote va d’ailleurs apprendre à travailler au visuel durant ses deux premières années de formation. « C'est une transmission du savoir qui se fait depuis 150 ans chez nous, il y a des marques dont on se sert, dont mon père se servait aussi autrefois. Parfois, on peut donner l'impression d'admirer le paysage mais on est toujours en train de scanner notre environnement pour reconnaître nos marques » dit Pascal en riant.

Bien sûr, ces repères visuels ne sont pas toujours visibles, quand il pleut, qu’il y a de la brume ou qu’une tempête de neige s’abat sur le fleuve. « Les conditions hivernales c'est le plus gros défi auquel on fait face » affirme Pascal : les glaces qui enserrent le chenal de navigation, le froid mordant, le manque de visibilité. S’il y a bien une saison dans l’année où l'on comprend l’utilité des pilotes du fleuve, c’est bien celle-là. 

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Crédit photo : Catherine François

Il est 17 heures, et nous arrivons au port de Montréal : devant nous, le Pont Jacques-Cartier et les gratte-ciels du centre-ville, sur notre droite, le Stade olympique. Le pilotage du MSC Donata entre alors dans une étape délicate : l’accostage. Le porte-conteneur va devoir s’encastrer, littéralement, entre un autre navire et un bout de quai, c’est la place qui lui a été assignée au quai du port de Montréal. Deux bateaux remorqueurs se dirigent vers nous et vont se coller sur les flancs avant et arrière gauche du navire. On n’arrête pas un si gros navire en deux temps trois mouvements.

Le MSC Donata a coupé ses moteurs dès son entrée dans le port pour pouvoir arriver en douceur devant sa place au quai, Pascal est sorti sur le pont à tribord, en compagnie du capitaine, qui relaie par talkie-walkie à son équipage, dans la passerelle, les consignes du pilote. La manœuvre est délicate, il ne faut pas rentrer dans l’autre navire ni dans le quai de l’autre côté. Les remorqueurs travaillent de leur côté pour pousser le MSC Donata vers sa place de stationnement. Le navire va finalement s’encastrer en douceur et s’amarrer. La manœuvre d’accostage a duré un bon 45 minutes. 

C’est mission accomplie pour Simon et Pascal, qui descendent du bateau, sourire aux lèvres. 

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Simon et Pascal, les deux pilotes experts du Saint-Laurent, ont fini leur mission du jour. 
Crédit photo : Catherine François

La Corporation fête ses 150 ans 

 

« Le pilotage au Canada est presque aussi vieux que la colonie, explique Pascal Desrochers. Les premiers brevets de pilotage étaient des brevets octroyés par le Roi Louis XIV.  Selon un document notarié, Abraham Martin, était le pilote du Roi et le premier pilote actif en Nouvelle-France.» 

Abraham Martin est bien connu : les terres qu’on lui avait données à Québec sont les fameuses « plaines d’Abraham », celles-là même où s’est tenue la bataille qui a fait perdre la Nouvelle-France à la France. 

C’est sous le régime anglais que la profession a commencé à se réglementer. Jusqu’à la création, en 1873, de la Corporation des pilotes du Saint-Laurent central, qui regroupe les pilotes qui font la navette entre Québec et Montréal et qui va donc fêter l’an prochain ses 150 ans. « Six cents pilotes ont œuvré au sein de la Corporation, entre Québec et Montréal depuis 1873 et actuellement, il y a 126 pilotes actifs, 121 entre Québec et Montréal et 5 pilotes dédiés aux mouvements des navires dans le port de Montréal » précise Pascal Desrochers. 

La Corporation a produit cet été une petite exposition itinérante pour souligner ses 150 ans d’existence et mettre en valeur le métier de pilote, l’expliquer au grand public. L’exposition a rencontré un beau succès dans les municipalités riveraines du fleuve où elle a été présentée. 

Au total, le Canada compte quelque 450 pilotes, parmi lesquels on retrouve seulement 5 femmes. C’est donc un métier, un univers, presque exclusivement masculin.