Canada : vers un isolement diplomatique durable ?

Après des tensions déjà existantes avec l'Arabie saoudite, la Russie et l'Inde, le Canada se voit désormais coincé entre ses deux principaux partenaires commerciaux : la Chine et les Etats-Unis. Les derniers développements de l' « affaire Huawei » pourraient avoir durablement isolé Ottawa sur la scène internationale. Décryptage.  
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G20 trudeau et autres chefs d'Etat
Le Premier ministre canadien Justin Trudeau entourés de plusieurs chefs d'Etat au G20 de Buenos Aires en Argentine le 30 novembre 2018. 
©AP Photo/Ricardo Mazalan
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« Nous nous sommes isolés ». Ces mots qui évoquent la situation du Canada sur la scène internationale sont signés de Jocelyn Coulon, l'ancien conseiller de Justin Trudeau pour les Affaires internationales. Interrogé, ce fin connaisseur du dossier qui est aujourd'hui chercheur au Centre d'études et de recherches internationales (CÉRIUM) à l'Université de Montréal, est catégorique : « quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, le Canada se retrouve dans la situation exceptionnelle où il entretient des relations tendues sinon exécrables avec les quatre grandes puissances mondiales : les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Inde ». L’historien Robert Bothwell, spécialiste lui aussi de la politique et de l’histoire du Canada au Trinity College, ne dit pas autre chose lorsqu’il a déclaré dans un tweet : « Nous n’avons jamais été aussi seuls ».

A la lumière des dernières actualités diplomatiques canadiennes, Ottawa semble en effet tomber de Charybde en Scylla. Après la Russie, l’Inde, l’Arabie saoudite et les Etats-Unis, le Canada est désormais en délicatesse avec la Chine dans l’ « affaire Huawei ». Et il ne peut même pas (plus ?) compter sur son grand allié du sud.
 

Un ambassadeur limogé


Résumons les derniers épisodes. Ce week-end, l’ambassadeur du Canada à Pékin, John McCallum a été contraint de remettre sa démission à Justin Trudeau après des propos controversés dans une affaire de fraudes présumées au bénéfice de Meng Wanzhou, la directrice financière du géant chinois des télécoms. Celle-ci, dont les Etats-Unis demandent l’extradition pour le 30 janvier, a été arrêtée le 1er décembre 2018 à Vancouver et remise en liberté sous caution le 12. 

Or, semblant faire le jeu des Chinois, John McCallum, dont l’épouse est une Chinoise de Malaisie, a déclaré fin janvier 2018 au Toronto Star que si les « États-Unis abandonnaient la demande d'extradition, ce serait très bien pour le Canada». 

Une petite phrase qui aura donc coûté le poste de l’ambassadeur canadien. Et dont les médias chinois se sont d’emblée fait l’écho, tel le Global Times de Pékin, pour lequel la démission contrainte de McCallum « révèle un parasitage politique » d’Ottawa dans cette affaire

Quant au China Daily, il a défendu les propos peu diplomatiques ajoutés par McCallum mercredi 23 janvier 2019 déclarant que « Mme Meng disposait d’un dossier très solide » pour s’opposer à son extradition, notamment l’implication du président américain. « McCallum était simplement en train de dire la vérité quand il a observé que Meng Wanzhou avait de solides arguments contre une extradition, qu'il a décrite avec justesse comme motivée politiquement », a dénoncé le journal chinois qui cite par ailleurs Ruan Zongze, vice-président exécutif de l'Institut chinois des études internationales. Lequel déclare que « la démission de McCallum est due à ses commentaires relativement objectifs sur l'extradition de Meng aux États-Unis - des propos pas "politiquement corrects" au Canada ».

En somme, ce que les médias chinois reprochent au Canada est son obéissance aveugle à Washington et sa volonté de contrecarrer le développement de Huawei dans un but politique. Interrogé par l'AFP, le ministère chinois des Affaires étrangères s'est refusé lui à commenter ce lundi 18 janvier 2018 la démission de l'ambassadeur, la décrivant comme une « affaire intérieure du Canada »

Quoiqu’il en soit, dès le déclenchement de l’« affaire Huawei », les représailles n’ont pas tardé du côté de Pékin. Depuis décembre, deux Canadiens ont été arrêtés en Chine, suspectés d'avoir mené des activités « menaçant la sécurité nationale » et un troisième a été condamné à mort pour trafic de drogue. 

Les deux Canadiens, Michael Kovrig, un ancien diplomate en Chine, et Michael Spavor, un entrepreneur qui vivait dans le nord-est de la Chine près de la frontière nord-coréenne, ont été arrêtés début décembre 2018, soupçonnés d'avoir « participé à des activités mettant en danger la sécurité nationale » de la Chine selon Lu Kang, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. 

Ottawa coincée entre Washington et Pékin 


Pour beaucoup d’observateurs chinois, l’extradition demandée de Mme Meng représente une « monnaie d’échange » dans la guerre commerciale que se livrent Américains et Chinois. De fait, la fille du fondateur de Huawei a été arrêtée le jour même (le 1er décembre) où le président Xi Jinping et Donald Trump ont mis à mal une « trêve commerciale » envisagée en marge du sommet du G20 à Buenos Aires. 

Et c’est le Canada qui trinque. Au point où certains législateurs américains s'inquiètent du prix qu’Ottawa paie pour l'arrestation de la directrice de Huawei. Car ce sont les États-Unis qui veulent Meng, pas le Canada. 

« Tout cela s’ajoute à plusieurs faux pas. La diplomatie canadienne cafouille. Le Canada est coincé entre Washington et Pékin », nous explique Jocelyn Coulon.

Cité par le site canadien Global News, Nelson Wiseman, professeur de Sciences politiques à l’Université de Toronto, explique que le fait que la Chine s’attaque au Canada et non aux États-Unis (qui ont demandé l’arrestation de Meng) montre que c’est bien un geste politique : « Les Chinois auraient facilement pu saisir un homme d'affaires américain ou un diplomate américain, ils auraient pu faire les deux. Mais ce n’est pas le cas ». D’ailleurs Donald Trump a lui-même déclaré cette semaine qu’il pourrait intervenir dans l’ « affaire Huawei » s’il contribuerait à la conclusion d’un accord commercial avec la Chine. CQFD.

La Chine, un (ex-)partenaire privilégié ?

Jusqu’à présent, le Canada entretenait de bonnes relations avec la Chine, nouées par le père du Premier ministre canadien. Feu Pierre Elliott Trudeau avait contribué au rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays en octobre 1970 et avait permis à de nombreux autres pays de reconnaître la Chine.  
 
Pierre Elliott Trudeau en Chine
Pierre Elliott Trudeau et son épouse arrivant à Pékin le 11 octobre 1973. 
©AP Photo

Depuis, la Chine est devenue le deuxième partenaire commercial du Canada après les États-Unis. Les investissements chinois ont alimenté les booms immobiliers à Vancouver et à Toronto. Et un tiers des étudiants étrangers au Canada sont des Chinois. Justin Trudeau a même parlé d’un possible accord de libre-échange avec la Chine dans le but de diversifier les échanges commerciaux du Canada, qui repose sur 75% des exportations américaines.

Un projet qui pourrait avoir du plomb dans l’aile compte-tenu des dernières évolutions. Si Justin Trudeau s’est peu exprimé depuis que les deux arrestations sont devenues publiques, le chef de l’opposition conservateur Andrew Scheer attaque le Premier ministre canadien, dénonçant son « approche naïve » des relations bilatérales avec Pékin, sa « faiblesse » et son manque de leadership.
 

Relations américano-canadiennes en berne


Il n’y a pas qu’au Canada que les critiques se multiplient à l’égard du jeune Premier ministre. Certaines des flèches les plus acérées proviennent directement du voisin américain. En juin, Donald Trump avait promis de faire payer le Canada après les déclarations de Justin Trudeau disant qu’il ne se laisserait pas influencer par des négociations en vue de la conclusion d’un nouvel accord commercial avec l’Amérique du Nord. C’était une attaque sans précédent contre le plus proche allié des États-Unis. Le président américain avait alors qualifié Justin Trudeau de « faible » et de « malhonnête ».

Las ! Le 30 novembre 2018, le Canada s’est assis aux côtés des États-Unis et du Mexique pour signer le nouvel Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), en marge du Sommet du G20 à Buenos Aires, qui remplace l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Un accord historique applaudi à l’époque par un Trump triomphal face à un Trudeau plus discret. Il faut dire qu’Ottawa n’avait pas obtenu gain de cause sur les tarifs douaniers sur les produits étrangers (qui pourront être imposés par Donald Trump au nom de la sécurité nationale), ni sur les tarifs douaniers américains de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium, qui restent tels quels… 
 

Arabie saoudite et droits de l’Homme

Le Canada, soutien indéfectible d’Israël et chantre des droits de l’Homme à l’international grâce à son Premier ministre très à l’écoute des problématiques LGBT, a plus de mal à faire des émules au Moyen et Proche-Orient et dans la péninsule arabique. 

L’Arabie saoudite a tout bonnement puni Ottawa pour avoir défendu les droits de l’homme. En août 2018, Riyad a ainsi expulsé l’ambassadeur du Canada auprès du Royaume et lui a retiré son ambassadeur en raison du soutien affiché de la chef de la diplomatie canadienne, Chrystia Freeland, envers des militants saoudiens des droits de l’homme interpelés par les autorités

Les Saoudiens ont également vendu des investissements canadiens et ordonné à leurs citoyens qui étudient au Canada de partir. Aucun pays, y compris les États-Unis (grand allié aussi de l’Arabie saoudite), n’a manifesté publiquement son soutien à Ottawa. 

Les années précédentes, Washington aurait peut-être défendu le Canada dans un cas pareil, mais la donne a changé. Christopher Sands, de l’École des hautes études internationales de Washington, souligne que le monde entier a pris note de la façon dont Trump a traité le Canada lors des négociations commerciales et a contrario du silence du même Trump dans l’« affaire saoudienne ». « Les dommages causés par notre silence en termes de relations d'alliance sont vraiment terribles », a déclaré le chercheur à Associated Press.
 

Inde : rencontre manquée ? 

Le Canada s'est aussi mis à dos une grande puissance comme l'Inde.
Considérée comme un marché prioritaire pour le Canada, l’Inde est aussi la puissance économique mondiale qui connaît la croissance la plus rapide, si bien qu’elle a devancé la Chine en 2015. Les deux pays entretiennent depuis longtemps des relations bilatérales fondées sur un attachement commun à la démocratie et au pluralisme, y compris sur des liens solides entre leurs populations. Le Canada étant l’un des pays où les communautés d’origine sud-asiatique sont les plus importantes par habitant. C’est ainsi que 3,6% des Canadiens sont d’origine indienne (soit 1,2 million de personnes).
 

Trudeau en inde
Visite de Justin Trudeau et sa famille à l'Ashram Mahatma Gandhi à Ahmadabad, Inde, le 19 février 2018 (AP Photo/Ajit Solanki)


Autant dire que l’Inde est un pays-continent dont Ottawa ne peut faire l’économie. Et pourtant. La diplomatie canadienne en Inde a viré carrément au ridicule lors de la visite d’Etat du Premier ministre et de sa famille à New Delhi il y a un an, en février 2018. « Se rendre en Inde affublé de costumes traditionnels mais surtout accompagné de plusieurs ministres de confession sikh lorsqu'on connait le caractère explosif de cette question dans ce pays relevait de la pure bêtise ! » déplore Jocelyn Coulon, qui ajoute que « Macron, lui, est arrivé ensuite en étant habillé comme tout le monde et il a signé pour 20 milliards de dollars de contrats ! ». 
 

Macron, lui, est arrivé ensuite en étant habillé comme tout le monde et il a signé pour 20 milliards de dollars de contrats !
Jocelyn Coulon - ancien conseiller de Justin Trudeau pour les Affaires internationales.

Russie : le dossier ukrainien


Si les relations diplomatiques entre le Canada et la Fédération de Russie ont été officiellement établies en 1991, elles tanguent au gré des questions d’intérêt commun dans l'Arctique et des interventions russes en Syrie et, surtout, en Ukraine. Fervent soutien de Kiev, Justin Trudeau n’a pas hésité à signer récemment un nouveau train de sanctions contre Moscou et refuse toujours de rencontrer Vladimir Poutine…

Tout cela n’est pas de très bon augure pour un pays qui cherche à devenir membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU lors d’un vote en 2020. « Pour se faire, il faudrait justement avoir le soutien des quatre grandes puissances (Etats-Unis, Chine, Inde et Russie), précise Jocelyn Coulon. Mais celles-ci sembleraient de plus en plus enclines à choisir plutôt l’Irlande ou la Norvège » !