La Catalogne vit des heures d'extrême incertitude alors que son président séparatiste Carles Puigdemont risque de déclarer l'indépendance de la région en fin de journée ce mardi. Ce week-end, des centaines de milliers d'Espagnols lui ont demandé de faire machine arrière. Le président du Conseil européen Donald Tusk le prie de "ne pas annoncer une décision qui rendrait le dialogue impossible". Si le divorce devait être effectif, quel serait à court terme la légitimité du nouvel Etat et sur quelle reconnaissance pourrait-il compter ?
Officiellement, nul n'a de doutes ni d'états d'âme. Dans la guerre des nerfs que se livrent les protagonistes d'une crise catalane où les voix extrêmes couvrent les modérées, chacun se déclare prêt à aller jusqu'au bout et n'avoir rien à céder tant son droit est irréfutable. Celui des peuples à disposer d'eux même pour le camp de l'indépendance ; celui de la légalité internationale pour l'autre. L'inflexibilité des positions dissimule en réalité bien des incertitudes et quelques zones floues.
En Catalogne : le referendum fait foi ; les ombres sur le scrutin
Forts de leur référendum tenu malgré la répression, les tenants de l'indépendance poursuivent dans leur voie.
« Nous ferons ce que nous sommes venus faire » a redit dimanche le président de la Catalogne Carles Puigdemont dans un entretien avec la télévision publique.
La loi sur le referendum d'autodétermination adoptée le 6 septembre par le parlement catalan – où les séparatistes sont majoritaires – prévoit que la victoire du «
oui » entraîne effectivement et sous deux jours la proclamation de «
l'indépendance de la Catalogne », ne laissant guère de place à la négociation.
Or, du point de vue des autorités catalanes, le résultat est clair : 90,18 % de oui à l'indépendance ; une participation de 43,03 %. L'ampleur même du triomphe, pourtant, laisse jusque dans le camp séparatiste un certain malaise.
De notoriété publique et comme l'ont confirmé jusqu'à une date récente la plupart des sondages, l'opinion catalane est partagée à parts assez égales entre partisans et adversaires de l'indépendance, ces dernier conservant encore en juillet dernier une certaine avance. Le durcissement de la campagne et les brutalités de Madrid ont pu modifier les équilibres en faveur du divorce, mais peu vraisemblablement dans ces proportions.
De là à considérer que les 57 % de non-votants sont entièrement favorables au maintien dans l'Espagne – le referendum étant considéré par eux comme illégal -, il y a un pas inverse sans doute trop vite franchi par les "loyalistes". Reste que même si on en admet le principe – ce que ne concède pas Madrid –, le scrutin paraît bien fragile dans sa forme : pas de recensement électoral transparent ; une campagne univoque laissant peu de place au point de vue adverse ; engagement des autorités organisatrices ; pas de commission électorale ; le décompte, enfin, n'a pas été mené par un organisme indépendant.
Tant d'approximations rendent la consultation juridiquement peu « vendable », en l'état, à tout partenaire ou organisation internationale. Les autorités catalanes en sont conscientes, qui ont davantage mis en avant ces derniers jours la répression policière … que leur victoire électorale.
Madrid : « il n'y a pas eu de referendum ».
Rien n'oblige Madrid à tenir compte du referendum catalan et c'est, en apparence, ce qui se produit.
Dès le 1er octobre, jour du referendum, le chef du gouvernement Mariano Rajoy réitère sans l'adoucir sa position constante : «
Aujourd'hui, il n'y a pas eu de referendum d'autodétermination en Catalogne. L’État de droit reste en vigueur avec toute sa force ».
Dans un discours d'une fermeté inattendue, le roi Felipe VI, héritier symbolique des souverains fondateurs de l'Espagne, attaque lui-même le surlendemain les dirigeants catalans. Fustigeant leur «
déloyauté inadmissible » et leur «
conduite irresponsable », il les accuse de s'être placés «
en marge du droit et de la démocratie » .
Autorité légale suprême du pays, la Cour constitutionnelle suspend la session de l'Assemblée régionale de Catalogne au cours de laquelle les dirigeants séparatistes devaient proclamer l'indépendance, initialement prévue ce lundi 9 octobre.
Soyons sérieux : on ne peut rien construire si la menace contre l'unité nationale ne disparaît pasMariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol
La Cour déclare dans son arrêt «
nul et sans valeur ni effet » tout acte, résolution ou accord qui interviendrait malgré cette suspension. Se fondant sur l'article 2 de la Constitution du royaume qui déclare «
l'unité indissoluble de la nation espagnole », le pouvoir central juge la démarche suivie par les séparatistes «
unilatérale » et dépourvue de base juridique.
L'inflexibilité de Madrid est confirmée le 8 octobre par un entretien de Mariano Rajoy au quotidien
El Pais, alors que les rues du pays sont cette fois envahies de manifestants hostiles à l'indépendance : «
soyons sérieux : on ne peut rien construire si la menace contre l'unité nationale ne disparaît pas. » Seule concession, sur les violences policières : «
des erreurs ont pu être commises ». Sur l'avenir, en revanche, le chef du gouvernement conservateur «
n'écarte rien », pas même l'application de l'article 155 de la Constitution.
Considéré comme l' « arme nucléaire », ce dernier prévoit la suspension de l'autonomie de la Catalogne et donc la reprise en main de toute ses institutions par Madrid. Il peut être invoqué «
si une Communauté autonome ne remplit pas les obligations que la Constitution ou les autres lois lui imposent ou agit de façon à porter gravement atteinte à l’intérêt général de l’Espagne ».
Il est déclenché - après mise en demeure de l'autorité récalcitrante - par un vote du Sénat … où le seul parti de Mariano Rajoy dispose de la majorité absolue. «
L'idéal, ajoute ce dernier
, serait de ne pas devoir prendre des mesures drastiques mais il faut pour cela que des rectifications se produisent ».
L'Union européenne : un embarras mais pas d'ouverture
Si l'on met de coté la sympathie manifestée par les Corses ou les Écossais, la Catalogne, malgré ses efforts déployés de longue date pour se faire reconnaître hors des frontières de l'Espagne, peine dans l'ensemble à recueillir plus qu'une circonspection polie auprès de la communauté internationale.
Sans doute l'Union européenne a t-elle prudemment appelé, dès le lendemain du referendum, les «
acteurs concernés » à passer «
de la confrontation au dialogue ». Une pierre dans le jardin souverain de Madrid et une critique implicite de sa réponse policière par la voix de la porte-parole de la Commission, Margaritis Schinas : «
En politique, la violence ne doit jamais être un instrument ».
Lorsqu'une partie du territoire d'un État membre cesse de faire partie dudit État, au motif, par exemple, qu'il devient un État indépendant, les traités cessent de s'appliquer à ce territoireLa "doctrine Prodi"
Mais ces pieuses considérations énoncées, la logique d’État est confirmée: «
Nous faisons confiance au Premier ministre pour gérer ces difficultés dans le respect de la Constitution espagnole et des droits fondamentaux qu’elle confère. » «
S'il devait y avoir une déclaration d'indépendance, elle serait unilatérale, elle ne serait pas reconnue », confirme sèchement ce 9 octobre la ministre française des Affaires européennes, Nathalie Loiseau. Et le lendemain, le président du Conseil européen Donald Tusk demande à Puigdemont de "
ne pas annoncer une décision qui rendrait le dialogue impossible".
Surtout, la règle en vigueur au sein de l'Union reste la « doctrine Prodi », formulée en 2004 par l'ancien président de la Commission Romano Prodi à une eurodéputée qui l'interrogeait sur le devenir d'une Écosse indépendante : «
Lorsqu'une partie du territoire d'un État membre cesse de faire partie dudit État, au motif, par exemple, qu'il devient un État indépendant, les traités cessent de s'appliquer à ce territoire. Autrement dit, une région nouvellement indépendante, deviendrait, du fait de son indépendance, un pays tiers par rapport à l'Union»
La Catalogne devrait donc se porter candidate pour devenir membre de l'Union. Sans doute remplirait-elle alors de fait les critères de convergence mais le processus resterait complexe et exigerait l'unanimité des États membres. Autrement dit ... l'accord de l'Espagne, nullement acquis dans l'hypothèse d'un divorce conflictuel.
L'euro pourrait continuer à y être utilisé comme monnaie – comme dans certains territoires tels le Kosovo – mais la nouvelle entité ne serait pas représentée auprès de la Banque centrale européenne. Et en attendant son adhésion à l'Union ou à des accords intermédiaires transitoires, elle serait soumise au régime commun en matière de droits de douane. Un cauchemar pour l'économie catalane, très liée au commerce extérieur.
Nations Unies : un chemin incertain
Sans être fermé, le chemin d'une reconnaissance internationale complète serait complexe sans l'accompagnement des partenaires européens. A l'ONU, Graal en la matière, un nouvel État membre est admis par un vote de l'Assemblée générale sur recommandation du Conseil de sécurité. Ce dernier doit se prononcer à une majorité d'au moins 9 membres sur 15. Il faut en outre l'accord unanime des cinq membres permanents.
Une formalité lorsque tout le monde est d'accord, comme ce fut le cas lors des décolonisations ou les indépendances de la plupart des pays nés de l'ex-URSS. Un obstacle difficilement franchissable si un ou des Etats influents s'y opposent, par différend territorial ou institutionnel.
Du Kosovo à la République arabe sahraouie démocratique, de l'Abkhazie à la République turque de Chypre, la liste est longue de ceux qui piétinent depuis des décennies à la porte des Nations-Unies.
Trouver le frein
Si la deuxième région la plus riche d'Espagne, forte d'un contexte de paix et d'une
culture démocratique confirmée n'est certes pas dans le même cas, l'histoire et la géographie viennent rappeler que la ferveur nationale d'une moitié de population - fut-elle prospère - ne suffit pas à accoucher sans heurts d'un Etat neuf.
A fortiori contre l'assentiment de l'autre moitié et la volonté de son pays d'origine, dont il demeure dépendant et dans lequel il se trouve enclavé.
Venus de milieux politiques, intellectuels ou économiques, les appels se multiplient en Catalogne depuis quelques jours pour tenter de modérer les ardeurs de sécession expéditive et radicale - seules audibles ces derniers temps - et rechercher des voie de négociation pour une autonomie accrue, voire une séparation moins aventureuse.
On commence à les entendre, tardivement. Le risque est que l'élan pris par les dirigeants nationalistes les empêchent aujourd'hui de renoncer à sauter.