Ancienne ministre de la culture (1997 - 2000) du gouvernement Jospin, ancienne maire de Strasbourg et actuelle présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen , Catherine Trautmann réagit à l'interview du président de la Commission José Manuel Barroso qualifiant, de facto, la France de « réactionnaire ».
« une façon de mépriser l'expression démocratique »
Êtes-vous, comme François Hollande, étonnée ou incrédule face aux propos de José Manuel Barroso ? C'est surtout totalement paradoxal par rapport à cette position défendue aujourd'hui par la France mais qui a été, au delà, adoptée par une très large majorité au Parlement européen : nous, qui représentons 27 pays, autant de peuples et qui avons voté avec 200 voix de majorité. Alors, si Monsieur Barroso traite de « réactionnaire » l'expression du Parlement européen, c'est qu'il n'a pas bien compris, c'est qu'il est assez peu respectueux de l'expression démocratique et légitime que nous représentons. Je le regrette parce qu'en s'attaquant à un pays, le mien, c'est une façon de mépriser l'expression démocratique à une échelle qui n'est pas réduite à un pays. La diversité c'est ce que nous sommes, ce qui nous identifie profondément dans la différence de nos langues, de nos cultures. Nous y tenons. Nous considérons que ce sont des richesses que nous pouvons partager mais qui sont à respecter et qui ne peuvent pas être réduites à l'état de simple marchandises. Nous savons bien ce que les Américains et, en particulier, un certain nombre de « majors » du net peuvent rechercher à travers un accès le plus « libre » possible, le plus libéralisé au patrimoine culturel européen : il est riche, il représente une plus-value et les contenus culturels aujourd'hui sur le net sont une valeur commerciale inestimable.
L'accord obtenu le 14 juin à Luxembourg est celui que vous souhaitiez ? Oui, je m'en suis félicitée. J'ai apprécié et admiré la résistance de Nicole Bricq [la ministre française du commerce extérieur, NDLR]. Elle a fait preuve d'une réelle détermination et le président de la République aussi. Je me souviens de ce que m'avait dit un jour Henri Kissinger lorsque j'étais au gouvernement. Il m'avait dit : « vous, les Européens, vous n'êtes pas les leaders. C'est nous, les Américains. Mais n'oubliez pas de lire les journaux, n'oubliez pas l'esprit critique, n'oubliez pas l'histoire, n'oubliez pas votre richesse culturelle, parce que c'est ce qui vous permettra un jour aussi d'être « leaders ». Je crois que c'est juste et nous pouvons le dire sans agresser quiconque. Finalement, ce qui est problématique dans l'attitude de Monsieur Barroso, c'est qu'il n'a pas les mêmes propos pour un pays qui se prépare à verrouiller aussi, sur certains sujets, la négociation. Que ce soit parce que les États-Unis ne peuvent pas s'engager à ce que tous les États américains ouvrent leur marché aux produits européens, que ce soit parce qu'ils n'ont pas la même vision de la sécurité sanitaire – en particulier alimentaire – , que ce soit par rapport à la protection environnementale ou la protection des données, on n'en a pas fini.
Une majorité d’États de l'Union s'étaient officiellement rangés au côté de la France, ainsi que le Parlement européen. On a tout de même l'impression que, au cours de cette journée du 14 juin, plusieurs étaient prêts, sinon à un revirement, au moins à un compromis... Vous avez parfaitement analysé les choses. La pression a été énorme, énorme... Et au delà de la pression, ce que nous avons constaté, au Parlement européen, c'est que Monsieur de Gucht avait pris des engagements. Qu'il était allé voir sans doute les entreprises américaines, les Google, Apple et Cie... en leur disant « allez-y, exigez, cette fois-ci vous aurez du résultat ». Il s'est fait fort d'aller à la négociation sans aucune condition. On a connu ce genre de démarche. C'est celle de la directive Bolkenstein, on libéralise tout et on voit comment cela retombe après. Sauf que nous, nous avons dit « non, on ne peut pas y aller comme cela ». Nous avons eu un débat approfondi à la commission du commerce extérieur, nous avons déposé des amendements. Tous n'ont pas été majoritaires mais celui sur l'exception culturelle a été voté, en commission puis en séance plénière. Or, les Américains souhaitaient que les négociations commencent sans aucune condition. La Commission a décidé de s'y engager, mais cela sans avoir l'accord préalable des États-membres et sans avoir non plus vérifié quelle serait la position du Parlement, celui qui pourtant dira « oui » ou « non » lorsque la discussion sera arrivée à terme. Nous sommes depuis plusieurs mois sous la pression de la Commission parce que Monsieur de Gucht [Karel De Gucht, Commissaire européen au commerce, NDLR] – et Monsieur Barroso avec lui – veut avoir un « bilan » de cette législature et qu'il voulait dire « voilà, j'ai un mandat etc... ».
La France s'est retrouvée une nouvelle fois très à l'avant sur un sujet qui lui semble plus cher qu'aux autres. Certain s'agacent de son intransigeance ... Pour la France, ce sujet est fondamental mais il n'est pas fondamental que pour la France. Il l'est aussi par exemple pour le Canada. Il l'est aussi pour d'autres pays dans le monde. Si la France a voulu « maintenir », c'est que nous savons ce que nous perdons. Ce que nous risquons de perdre dans une libéralisation des services audiovisuels, c'est tout ce qui fait la richesse des contenus culturels sur le net, en particulier les films, vidéos, vidéos à la demande etc... On le sait, on a vu comment certaines entreprises cherchaient à obtenir dans des conditions exceptionnelles la possibilité de diffuser des contenus d'ouvrages libres de droit. La position française a été d'avancer sur sa position mais nous n'étions pas seuls. Bien sûr, nous étions moins sensibles à certaines pressions parce que nous avons l'habitude de discuter avec les Américains sur ces questions, et donc nous avons été plus coriaces, plus tenaces. En même temps, que les États-Unis viennent à nous menacer de mesures de rétorsion, je n'y crois pas car ils ont un intérêt à venir sur le premier marché du monde qui est le marché européen, et je ne crois pas un seul instant à la façon dont ils pourraient mettre en pratique ces mesures de rétorsion. Ils faudrait qu'ils le fassent dans des conditions dans lesquelles ils seraient eux-mêmes pénalisés.
L'épisode et la polémique qui l'a suivi ne révèlent t-il pas un décalage croissant entre la Commission, le Parlement et même une partie des États d'Europe?... La Commission est un peu un bateau qui commence à tanguer, d'ailleurs tout seul. Il a perdu le cap. Et dans la tempête de la crise, on a vu que la Commission européenne manquait de vision, qu'elle avait un problème d'initiative, même si elle n'a pas été aidée par les États-membres qui lui demandaient plutôt de se soumettre à une vision d'un budget limité de politique moins ambitieuse que ce qu'elle proposait. Mais en fin de législature, la Commission ne peut pas ouvrir des négociations qui sont aussi larges et fondamentales et essentielles pour nos économies que celles avec les États-Unis. Que nous ayons un intérêt à discuter, je n'en disconviens pas, je le fais volontiers mais que ce soit fait avec la connaissance bien comprise et sans aucune naïveté, c'est pour le moins ce que l'on peut exiger. Diriez-vous de Jose Manuel Barroso, comme Rachida Dati, « qu'il s'en aille ! » ? Il va partir bientôt.
Réactionnaire ...
17.06.2013AFPLe ton est brusquement monté lundi entre la France et la Commission européenne après des commentaires virulents de José Manuel Barroso sur la prétendue attitude "réactionnaire" de ceux qui défendent l'exception culturelle. "Cela fait partie d'un agenda antimondialisation que je considère comme complètement réactionnaire", a dit José Manuel Barroso dans une interview publiée lundi par l'International Herald Tribune, un journal américain publié à Paris. "Certains se disent de gauche mais en réalité, ils sont extrêmement réactionnaires", a ajouté le président de l'exécutif européen qui, tout en se déclarant partisan de l'exception culturelle européenne, souhaitait qu'aucun sujet ne soit tabou dans les négociations commerciales qui vont s'ouvrir avec les Américains. Le président de la République François Hollande, la ministre de la Culture Aurélie Filippetti et de nombreux responsables politiques, de droite comme de gauche, de Rachida Dati (UMP) à Sylvie Guillaume (PS), ainsi que de nombreux artistes comme Jean-Michel Jarre ont dénoncé les propos "consternants" et "inacceptables" de M. Barroso. Visiblement embarrassé, le porte-parole de M. Barroso à Bruxelles, Olivier Bailly, a tenté de rassurer les responsables français. Le terme "réactionnaire" ne visait pas la France, a-t-il assuré. "Le président Barroso a toujours affirmé son attachement à l'exception culturelle" et "il n'y a aucune divergence sur le fond entre la Commission et le gouvernement français sur ce point", a affirmé le porte-parole. En fait, a-t-il expliqué, M. Barroso avait dans sa ligne de mire ceux qui ont lancé "des attaques personnelles (...) souvent violentes et injustifiées" contre sa personne et la Commission. M. Barroso n'a semble-t-il guère apprécié les déclarations fracassantes du cinéaste Costa-Gavras qui, lors d'une conférence de presse la semaine dernière au Parlement européen à Strasbourg, a affirmé que "M. Barroso est un homme dangereux pour la culture européenne". Il a peu goûté également la lettre ouverte signée par plusieurs cinéastes européens dont l'Espagnol Pedro Almodovar et le Portugais Manoel de Oliveira dénonçant "un homme cynique, malhonnête, méprisant qui nuit aux intérêts européens". Mais, tout en cherchant à minimiser le différend avec Paris, le porte-parole a confirmé les positions intransigeantes de la Commission. Le secteur audiovisuel pourra être remis sur le tapis pendant les négociations commerciales avec les Etats-Unis, a-t-il assuré. "Il est clair que la Commission peut à tout moment dans la négociation (avec Washington) revenir vers les Etats membres pour proposer une révision de ce mandat sur toute question", a-t-il insisté. C'est hors de question lui a répondu fermement le chef de l'Etat français. L'exception culturelle "est un principe qui a toujours été évoqué et à chaque fois écarté des négociations commerciales" conduites par l'Union européenne ces dernières décennies, a dit M. Hollande en marge du sommet du G8 en Irlande du Nord. "Il n'y a pas de raison que ça change cette fois-ci dans la discussion avec les États-Unis", a-t-il martelé. "Ce que je demande au président Barroso, c'est maintenant de mettre en oeuvre le mandat qui a été décidé par les négociateurs au niveau des gouvernements", a souligné François Hollande. En fait, c'est une véritable crise de confiance qui s'est ouverte entre Paris et Bruxelles. Une source européenne à Bruxelles a confié à l'AFP que les autorités françaises ont demandé dès la publication de l'interview "des explications" à la Commission européenne. M. Barroso "doit revenir sur ses propos ou partir!", a prévenu Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire national du PS chargé des questions internationales et européennes. Selon M. Barroso, les négociations pour conclure un accord de libre-échange avec les Etats-Unis pourraient durer deux ans. Le mandat de la Commission dirigée par M. Barroso expire à l'automne 2014. Le négociateur européen, le Belge Karel De Gucht, est également sur la sellette. Le commissaire au Commerce a dit qu'il discutera audiovisuel avec les Etats-Unis malgré le mandat donné à la Commission par les ministres européens. M. De Gucht "devrait respecter la démocratie et le droit", a affirmé l'eurodéputé socialiste Catherine Trautmann en demandant "de quel droit, avec quelle légitimité, peut-il ainsi revenir à la charge?".