Fil d'Ariane
Il s'appelait George Stephen Cantlie, lieutenant-colonel de l'armée canadienne, envoyé sur le front combattre l'ennemi allemand lors de la première guerre mondiale. Montréalais d'origine, il est père de cinq enfants. La petite dernière s'appelle Celia, elle n'a qu'un an quand son papa part à la guerre. Alors, pour lui dire tout son amour, parce qu'il ne sait pas s'il reviendra un jour et parce qu'il ne veut pas qu'elle l'oublie, il cueille pour elle des fleurs, dans les trous d'obus, dans les champs de bataille qu'il traverse ou dans les jardins qu'il croise. Des fleurs qu'il fait sécher dans un livre et qu'il envoie avec des petits mots d'amour : «from Daddy with love», «with love from Baba to darling Celia»…
Dans l'horreur qu'il vit jour et nuit, dans l'apocalypse qui déchire sa vie, George Stephen Cantlie se penche pour ramasser la beauté et l'envoyer à son enfant chéri… «Même en temps de guerre, dans la noirceur il était capable de penser à l'amour à sa famille et d'avoir un peu d'espoir, de marcher dans les champs et prendre une fleur pour sa fille» fait remarquer la commissaire de l'exposition Viveka Melki.
Viveka Melki est une documentariste qui a beaucoup travaillé avec les vétérans. Un jour elle fait une rencontre déterminante avec Elspeth Angus, la petite-fille de Celia. C'est elle qui a conservé avec amour, dans une petite boite rouge, les lettres et les fleurs séchées envoyées par le soldat à sa fille Celia. Elle les montre à la documentariste qui décide de présenter au public ces remarquables témoignages d'amour : «C'est une collection exceptionnelle de fleurs séchées : on a des coquelicots de Flandres, on a de la lavande, des ancolies… Les couleurs sont parfaites. A chaque fois j'ai des frissons quand je les regarde, c'est vraiment une collection incroyable».
Viveka Melki monte alors l'exposition en choisissant dix fleurs dans cette collection. Elle se réfère à la floriographie, soit le langage des fleurs, qui associe aux fleurs des émotions et des sentiments comme la solitude, l'amour filial, l'amour maternel, la guérison. L'exposition comprend ainsi dix parties associées à ces dix fleurs. L'une de ces parties est consacrée à la mémoire du soldat Cantlie, sur le thème de la rose jaune, l'amour filial.
Les neuf autres parties rendent hommage à neuf autres Canadiens, hommes et femmes, qui ont vécu le terrible conflit. Les artefacts qui accompagnent les parties de l'exposition proviennent de France et de Belgique. Les archives, photos, lettres, etc. sont toutes canadiennes. A noter également que des panneaux entourant l'exposition présentent les noms des 68 000 victimes canadiennes de la Première guerre mondiale, une première dans une exposition.
Viveka Melki s'est entourée d'une équipe de professionnels pour monter cette exposition, fruit d’une collaboration avec les Jardins de Métis. Elle a d'abord fait appel à Céline Arseneault, qui était botaniste-archiviste au Jardin botanique de Montréal, pour manipuler les spécimens de fleurs et les lettres qui les accompagnaient et pour en concevoir l'encadrement et le montage. Un travail extrêmement délicat qui l'a bouleversée : «Jamais je n'ai éprouvé autant d'émotion en manipulant des spécimens, des spécimens d'archives et des spécimens de fleurs... Il y a quelque chose de très intime dans la relation d'un père qui envoie une fleur à sa petite fille et malgré qu'on soit scientifique, on en reste imprégné, on reste imprégné de cette émotion qu'une seule fleur peut transmettre à travers les années. Et puis il y a aussi quelque chose de candide dans cette relation-là, il a réussi à trouver de la beauté, des fleurs, dans un paysage apocalyptique… Cela a été un moment magique pour moi», explique Céline Arseneault.
Viveka Melki s'est aussi entourée d'Alexandra Bachand, parfumeur, à qui elle a confié la mission d'élaborer dix parfums en lien avec la thématique de chacune des parties de l'exposition. Tout un défi pour la jeune femme qui a adoré l'expérience : «cela a été un projet extraordinaire : les dix parfums évoquent la symbolique des fleurs mais aussi ils rendent hommage à ces hommes et ces femmes. A chaque fois, j'ai voulu refléter l'univers de ces portraits mais aussi les sentiments liés aux dix fleurs comme l'innocence, la solitude, la dévotion, etc.».
Alexandra Bachand a mélangé plusieurs senteurs pour obtenir ces dix parfums que le visiteur peut vaporiser à chaque partie traversée. «Le défi, c'était que l'odeur vienne évoquer cette émotion-là de façon précise. Par exemple pour illustrer le thème de la solitude, représenté par la bruyère, je suis allée chercher des notions de moiteur, de boue, des notes qui sont animales, ça ne sent pas bon, pour évoquer la solitude du soldat qui est dans des conditions humaines difficiles», dit-elle. Ces parfums sont une belle réussite et une expérience originale pour le visiteur.
Enfin, Viveka Melki a demandé à un sculpteur de Toronto, Mark Raynes Roberts, de sculpter des œuvres en cristal pour illustrer chacune des parties de l'exposition. Marie-Claire Saindon a composé la musique et Claude Langlois fait le montage sonore, tandis que Normand Dumont organise l'ensemble de l'œuvre.
«Fleurs d'armes» est une exposition originale qu'il faut parcourir avec une approche très personnelle, dans une démarche intime. Présentée à Ottawa, Toronto et Vimy, en France l'été dernier, elle a été visitée par des dizaines de milliers de personnes.
«Les gens voient l'exposition comme un monument, pour savoir qui était ces hommes et ces femmes. Et des réfugiés qui viennent pleurent et disent : ça c'est l'histoire d'aujourd'hui» conclut Viveka Melki. C'est ce que l'on se dit en effet en parcourant cette exposition : ce conflit centenaire trouve encore un écho aujourd'hui, dans ces guerres qui se poursuivent, ces drames que vivent les réfugiés partout sur notre planète…
Montréal est la dernière étape de «Fleurs d'armes» : un retour à la maison, en quelque sorte, pour ces fleurs séchées et leurs petits mots d'amour…