Fil d'Ariane
Sept ans après son inauguration, la Cour pénale spéciale (CPS) ouvre son premier procès à Bangui. Ce tribunal hybride composé de magistrats nationaux et internationaux est chargé de juger les crimes de guerre et contre l'humanité. Mardi, l'ouverture du procès a eu lieu, mais la première session a été reportée.
Dans un pays à l’État de droit quasi-failli, ensanglanté par des décennies de guerres civiles, et avec un territoire aux deux tiers aux mains de milices armées, la CPS a dû franchir un éprouvant parcours d'obstacles pour en arriver là. Et rien n'est joué encore pour cette juridiction qui peine à affirmer son autorité.
Première déception, dès l'ouverture du procès mardi : la première session a été reportée suite à l'absence des avocats. Ils ne sont pas satisfaits des conditions de travail et de rémunération.
Le parquet demande de nouveaux avocats commis d'office, rapporte notre correspondant sur place Clément Di Roma.
Le pouvoir du président Faustin Archange Touadéra, est accusé par l'ONU, l'Union européenne et la France d'avoir jeté son pays sous la coupe de Moscou et de la société russe de sécurité privée Wagner, qui exploite ses rares richesses en échange de sa protection contre les rebelles.
Si la CPS est louée par certains comme un modèle de justice à exporter dans d'autres pays en guerre civile, d'autres doutent de son efficacité tant elle a tardé à ouvrir son premier procès.
Créée en 2015 par le gouvernement avec le parrainage de l'ONU, ses travaux ont été lancés seulement en octobre 2018 avec les premières enquêtes. La CPS - composée de juges et procureurs nationaux et internationaux originaires notamment de France, du Togo et de RDC - audiencera mardi 19 avril son premier procès pour juger trois criminels de guerre. Issa Sallet Adoum, Ousman Yaouba et Tahir Mahamat pour être condamnées pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en mai 2019.
Membres des 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation), l'un des plus puissants groupes armés qui terrorisent les populations depuis des années, ils sont accusés du massacre de 46 civils dans des villages du nord-ouest du pays.
L'ouverture de ce procès - qui ne fait l'objet d'aucune publicité par le gouvernement alors que des ONG internationales et des juristes étrangers le qualifient d'"historique" - survient exactement cinq mois après l'arrestation par des policiers de la CPS du ministre de l'Élevage Hassan Bouba dans son ministère à Bangui.
Si la CPS n’a pas précisé les raisons de son inculpation, l'ONG américaine spécialisée dans la corruption The Sentry, affirmait qu'il était directement responsable de l'attaque d'un camp de déplacés qui s'était soldée par la mort d'au moins 112 villageois dont 19 enfants en novembre 2018. Seulement, quelques jours après, il était exfiltré de prison par des gendarmes afin de regagner son ministère, à quelques centaines de mètres de la CPS. Il fut, par ailleurs, décoré par le chef de l'État de l'Ordre national du Mérite peu de temps après.
Voir aussi : Entretien exclusif avec le président Faustin-Archange Touadéra : "On gonfle des situations pour infantiliser les autorités centrafricaines""La CPS se heurte à des obstacles dressés par le pouvoir, parfaitement illustrés par l’affaire Hassan Bouba", déplore Nicolas Tiangaye, avocat et porte-parole de la Coalition de l'opposition-2020 qui regroupe la quasi-totalité des partis de l'opposition centrafricaine.
Selon ses détracteurs, la CPS ne peut même pas compter sur le soutien des 14 000 Casques bleus de la Mission de maintien de la paix de l'ONU en Centrafrique (Minusca), alors que les Nations unies en sont le parrain et le principal bailleur de fonds. La Cour Pénale spéciale dispose d'un budget annuel de 12 millions d'euros, principalement fourni par l'ONU, l'UE et les Etats-Unis.
"Les décisions des juges doivent être appliquées par d’autres entités. Il y a au moins 25 mandats d’arrêts mais ni la Minusca, ni les autorités centrafricaines ne les exécutent alors que cela fait partie de leur mandat", dénonce Alice Banens, conseillère juridique pour Amnesty International.
"La véritable question maintenant est de savoir si nos mandats, y compris ceux destinés aux gros poissons, seront exécutés", admet le président centrafricain de la Cour, Michel Landry Louanga.
La CPS est aussi affligée par une logistique défaillante qui n'a pas aidé à sa mise en place extrêmement longue. Les deux derniers juges étrangers ont pris leurs fonctions en février et "des postes clés de la CPS restent vacants et difficiles à pourvoir", déplore l'ONG Human Rights Watch (HRW).
"La situation de la CPS est particulière, c’est une juridiction qui fonctionne alors qu’il y a encore des affrontements et nos détracteurs l’oublient", plaide le président Louanga. "Malgré tout, nous réussissons à monter des procédures pour crimes de guerre et ça n’arrive nulle part ailleurs, il n’y a pas de comparaisons dans le monde".