Les déclarations d’instauration de califats se multiplient. Après celui imposé par l’Etat islamique en Irak et en Syrie, Boko Haram crée le sien au Nigeria. Désormais, c’est Al Qaida qui veut faire renaître un califat en Inde et dans les pays de la région. Pourquoi les groupes djihadistes connaissent-ils un tel engouement pour cette forme d'autorité ? Explications.
Le califat serait-il "à la mode" ? D’importants groupes islamistes veulent chacun imposer le leur, à commencer par l’Etat islamique qui, le premier, a exhumé ce type de pouvoir disparu depuis près d’un siècle. Après les victoires de ces derniers mois face aux forces irakiennes, son chef Abou Bakr Al Baghdadi a annoncé, le 22 juin dernier, l’instauration d’un
califat à cheval sur l’Irak et la Syrie (voir notre carte), dont il s’est auto-proclamé chef, calife. Ce régime imposé par la force a fait fuir des milliers de personnes, majoritairement des
minorités chrétiennes implantées dans la région depuis des siècles. Il rebat aussi les cartes politiques de la région, en modifiant les
frontières de la Syrie, de l’Irak et du Liban dessinées par les accords anglo-français Sykes-Picot de 1916. Des frontières que "les islamistes n’ont jamais acceptées", souligne Mathieu Guidère, titulaire de la chaire d’islamologie à l’université de Toulouse II et auteur du livre Sexe et charia (Editions du Rocher). "Ils veulent restaurer l’unité des musulmans qui existaient sous les califats ottoman (1517-1924), abbasside (750-1258) et omeyyade (661-750). Jusqu’en 1924 prévalaient d’autres frontières que celles tracées par les Français et les Britanniques."
L’Histoire se répète-t-elle ? Faire renaître un califat passé, mais pas oublié, cela semble être l’objectif de la secte islamiste Boko Haram. Ce groupe, qui mène une insurrection armée depuis 2009 au Nigeria, a suscité une émotion et une indignation mondiales après l’
enlèvement de 200 lycéennes à Chibok, en avril dernier. Toutes n’ont d’ailleurs toujours pas été retrouvées. Le 13 juillet dernier, le chef de Boko Haram, Abubakar Shekau, avait clairement apporté son soutien au chef de l’Etat islamique Abou Bakr Al Baghdadi. Le 24 août dernier, il annonçait dans une vidéo de 52 minutes : "Merci à Allah, qui a donné à nos frères la victoire à Gwoza (voir notre carte, ndlr)", où Boko Haram est venu "pour rester", et qui fait désormais "partie du califat islamique". "Nous n’avons rien à faire avec le Nigeria", ajoute-t-il. Cette auto-proclamation a rapidement été rejetée par l’armée nigériane pour qui "la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Etat nigérian sont intactes", même si le pays ne parvient toujours pas à stopper les exactions de Boko Haram dans le nord-est du pays depuis des années. Si, dans son message, Shekau ne reparle pas de l’Etat islamique ni d’un lien possible avec le groupe, sa déclaration fait ressurgir l’ombre du califat de Sokoto qui existait au XIXe siècle dans le nord du Nigeria. Pourrait-il cependant exister un lien entre l’Etat islamique et Boko Haram ? La secte islamiste nigériane "était un allié d’Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), suivant le modèle d’un djihad global avec une volonté de convertir tout le monde", observe l’universitaire Mathieu Guidère. Mais depuis les dernières déclarations du chef de Boko Haram, "il y a un glissement du modèle global d’Al Qaida vers le modèle d’un Etat islamique local", explique Mathieu Guidère.
Al Qaida aussi Boko Haram serait donc dans le sillage de l’EI, dont la virulence des actions en Irak et en Syrie a relégué Al Qaida dans l'ombre. L’attention des médias et de la communauté internationale s’est, en effet, focalisée sur l’Etat islamique. Le chef d’Al Qaida, Ayman al-Zawahiri, a décidé de répondre à cette omniprésence du groupe irako-syrien le 4 septembre, en annonçant la création d’une nouvelle branche du mouvement islamiste, dont la vocation serait d'"anéantir les frontières artificielles" qui divisent les musulmans sur le sous-continent indien. Il appelle la communauté musulmane à s’unir "pour lancer la guerre sainte contre ses ennemis, libérer ses terres, restaurer sa souveraineté, et faire renaître son califat." Déjà actif en Afghanistan et au Pakistan, Al Qaida entend faire renaître un califat en Birmanie, au Bangladesh et dans certaines régions de l’Inde, comme le Cachemire, seul Etat indien à majorité musulmane (voir notre carte). Plus qu’une réelle possibilité de recruter de nouveaux djihadistes dans une région où Al Qaida est peu implanté, certains experts y voient surtout l’expression d’une volonté d’exister face à l’Etat islamique. "C’est un coup publicitaire qui montre leur désespoir, car l’EI est désormais la vraie menace mondiale", indiquait à l’AFP Ajit Kumar Singh du think tank Institute of Conflict Management, à New Delhi.
Concurrence Al Qaida voudrait-il ainsi se racheter une aura internationale à l’heure où son message fait moins recette ? "La vraie compétition se tient entre Al Qaida et l’Etat islamique, explique Mathieu Guidère. Al Qaida veut mener le djihad global ; le groupe a pour ennemi déclaré l’Occident et pour objectif celui de convertir les Occidentaux à l’islam. Tandis que l’Etat islamique est engagé dans un djihad local et a pour objectif, comme son nom l’indique, l’instauration d’un Etat islamique et la restauration du califat." Deux modèles qui se sont affrontés sur le terrain syrien ces trois dernières années. "Ils se sont 'piqués' des combattants. Y compris des combattants étrangers", ajoute l’universitaire. Recrutement En instaurant un califat, les groupes djihadistes, l’EI en tête, pensent aussi à recruter. "Celui qui ne dit pas qu’il veut restaurer le califat, c’est-à-dire l’unité de la oumma, la communauté des musulmans, n’a aucune chance d’attirer à lui les djihadistes", observe Mathieu Guidère. En revenant à un objectif plus modeste que celui de d’Al Qaida, l’Etat islamique a conquis plus de combattants. "C’est un objectif très clair : l’instauration d’un Etat islamique et la restauration d’un califat, raconte Mathieu Guidère. C’est plus motivant pour les djihadistes, plus à la portée des gens. Du coup, l’Etat islamique a, pour l’instant, gagné sur ce terrain-là. La quasi totalité des djihadistes se sont convertis à son courant."
Le retour du califat Pour les djihadistes, mieux vaut se battre sur place pour instaurer un califat que poser des bombes dans les pays occidentaux. "L’objectif, aujourd’hui, est complètement différent, explique Mathieu Guidère. Il n’est plus à la mode d’aller perpétrer un attentat à Paris ou Londres. A quoi ça sert ? se demandent les djihadistes aujourd’hui." Ainsi le terme de "califat" a-t-il fait son grand retour. Un mot fort, qui s’est imposé dans les messages de Boko Haram et maintenant ceux d’Al Qaida. "Le califat, c’est fondamental, car les musulmans ont toujours vécu avec (jusqu’en 1924, ndlr)", explique Mathieu Guidère. Les musulmans veulent désormais récupérer ce qui leur a été pris. "Ils considèrent que ce sont les Français, les Britanniques et maintenant les Américains, qui ont toujours divisé le monde musulman, qui l’ont morcelé et divisé pour régner. Ils trouvent cela injuste, et ne comprennent pas pourquoi le califat a été aboli en 1924. Ils estiment avoir été floués par l’Occident." Revirement Mais l’engouement pour le califat qui, pour l'heure, garnit les rangs des combattants de l’EI, pourrait à nouveau profiter à Al Qaida si la communauté internationale durcit son action en Irak et en Syrie : "Comme l’Occident s’est focalisé sur l’Etat islamique en décidant de taper dessus, il va probablement l’ébranler, voire l'anéantir, souligne Mathieu Guidère. Le problème, c’est qu’en affaiblissant et en détruisant ce califat, il va, presque à coup sûr, créer un appel d’air de l’autre côté. Les djihadistes vont alors rejoindre les rangs d’Al Qaida, puisqu'on aura affaibli son principal concurrent."