Chiites du Liban : derrière les armes, l’inquiétude

Depuis le début de la bataille d’Al Qusair, en avril, les roquettes s’abattent chaque jour sur les villages libanais d’Hermel, région contrôlée par le Hezbollah, dont les drapeaux flottent un peu partout. Malgré les représailles des rebelles anti-Assad, ces libanais chiites soutiennent corps et âme le Parti de Dieu et ses combattants prenant part à la guerre en Syrie. L’enjeu est de taille, il s’agit de s’approprier ce point de passage incontournable pour relier Damas à la mer Méditerranée. Mais pour les habitants d’Hermel, il en va aussi de leur sécurité. Reportage.
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Chiites du Liban : derrière les armes, l’inquiétude
De Hermel, vue sur une colonne de fumée s'élevant de Al Qusair, juste derrière la frontière syrienne - © C.B
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Dans une des ruelles adjacentes à l’axe principal de la ville d’Hermel, deux jeunes hommes fument des cigarettes devant une maison. L’un d’entre eux, Wafiq Kanso, la trentaine, porte un pantalon de treillis militaire et des bottes commandos. « Ne vous fiez pas à ma tenue, je ne suis pas un combattant. Je travaille pour la Croix Rouge. » Difficile de ne pas le croire, tant il est de notoriété publique que les combattants du Hezbollah ne montrent leur visage sous aucun prétexte. 
Le jeune homme nous entraîne sur un côté de la maison. Le mur du fond est à terre et il faut escalader des montagnes de gravats pour accéder à l’arrière-cour. La roquette est tombée la veille, détruisant la moitié de la cuisine et le terrain de jeu des enfants. Wafiq montre les égratignures sur son épaule, son bras et sa tempe gauche. « Ici, on n’a pas de problème avec les syriens, les sunnites, les chiites, peu importe. A la Croix Rouge on soigne tout le monde. Je me suis occupé de réfugiés syriens par dizaines. Pourquoi ils nous bombardent aujourd’hui ? » Il est sincèrement hébété. Lui et son ami se dirigent vers la rue où vit un jeune homme blessé dans la même attaque.
Chiites du Liban : derrière les armes, l’inquiétude
Ali Nayif el Jawhari , blessé la veille par une roquette - ©C.B
"La Terre entière se ligue contre Bashar en soutenant Al Nusra. C’est fou, non ?"
La maison est pleine de proches venus voir l’état du blessé. Ali Nayif el Jawhari est jeune lui aussi, et se laisse photographier, comme toute sa famille, facilement. Il a des pansements partout mais s’en est bien sorti. « On n’a rien fait. On vivait bien avant. On était en bonnes relations avec les Syriens, on vit dans la même région, on est voisins. On a accueilli beaucoup de réfugiés dans nos maisons, dès le début. »  Son père, assis à côté de lui, l’interrompt soudain. Il bout et sa voix résonne fort dans la pièce. « Et on le dit, on est avec le Hezbollah. On est Libanais, chiites, et avec le Hezbollah. Mais on s’est occupé des réfugiés. Ces sont ces salopards de wahhabites et de salafistes qui ont commencé. Ils ne sont même pas Syriens ! Je les ai vus ! Là ! (Il pointe du doigt l’écran de télévision) Leurs chefs diffusent des messages qui disent : ‘Après en avoir fini avec la Syrie, on arrive chez vous, les chiites du Liban, on va tous vous tuer !’… ». Toutes les autres personnes dans la pièce, hommes et femmes, acquiescent en silence. Ali reprend. « Le Hezbollah doit se battre, parce que ces hommes là sont des terroristes. » 
La tension redescend un peu et le père se remet à parler plus calmement : « Le monde entier les aide, en plus. Les Palestiniens vivent sous la tyrannie israélienne depuis soixante ans, personne ne dit rien, et là, soudainement, la Terre entière se ligue contre Bashar en soutenant Al Nusra. C’est fou non ? » 
Ces vidéos de djihadistes salafistes menaçant de s’en prendre à la communauté chiite du Liban, diffusées à la télévision et sur Youtube, sont prises très au sérieux par les habitants d’Hermel. L’inquiétude règne. La ville comptabilise déjà 3 morts et plus d’une vingtaine de blessés en un mois. Malgré les victimes, la population ne semble pas se laisser complètement gagner par la peur. La famille d’Ali affiche une confiance totale dans la capacité du Hezbollah à les défendre et se dit prête à faire les sacrifices qu’il faudra. Comme tous les Libanais rencontrés ce jour-là.
Chiites du Liban : derrière les armes, l’inquiétude
Traversée de la frontière en compagnie d'un commandant du Hezbollah - ©C.B
"On va traverser et vous serez en Syrie."
En reprenant la route, impossible de manquer les dégâts dans d’autres parties de la ville. Plusieurs immeubles portent les stigmates d’attaques récentes. Devant un café, non loin de la frontière, trois femmes et deux hommes sirotent du jus d’orange. Les femmes sont un peu timides, elles rigolent et font des messes basses. « Nous n’avons pas peur. » La déclaration est brève et sans équivoque. C’est tout ce qu’elles tenaient à dire. 
Entre-temps, un homme d’un certain âge, tenue de commando sur le dos et talkie-walkie dans la poche, a rejoint le petit groupe. Il vérifie immédiatement par radio si nous sommes bien censés être là. En l’occurrence oui, nous avions obtenu les autorisations préalables au bureau local du Hezbollah. L’homme se détend un peu et commande un café. « Vous ne devriez pas aller par là, c’est dangereux, la guerre est toute proche. » Finalement, il décide de nous emmener lui-même. Son gros 4x4, sans plaque d’immatriculation, roule vite. Il s’embarque dans des chemins de traverse qui débouchent dans la cour d’une ferme. Dans la grange, des réfugiés syriens semblent s’être installés. A l’écart du bâtiment, les voitures s’arrêtent enfin devant un ruisseau surplombé d’un petit pont en fer. « Voilà, c’est la frontière. On va traverser et vous serez alors en Syrie. » 
De là, on entend très nettement les explosions. Le chef militaire prend les devants, traverse. Ici, c’est la Syrie. Tout le monde reste derrière un gros monticule de sable. Des éclats d’obus jonchent le sol. Un pare-brise étoilé gît sur le côté, vestige d’une voiture ayant fait les frais d’une roquette, il y a quelques jours. Ce sera tout, et c’est déjà bien étant donné la difficulté à approcher les combattants du Hezbollah habituellement.
De retour en ville. Devant l’une des maisons, un attroupement. Les gens discutent, se serrent dans les bras. Une grande tente sous laquelle s’empilent des chaises en plastique a été dressée. C’est sous ce genre de tente que les gens reçoivent les condoléances, dans la région. Ici, la victime s’appelait Loulou. A peine 20 ans, elle prenait l’air sur le toit quand une roquette est tombée sur la maison d’en-face. Les éclats d’obus ne lui ont laissé aucune chance. Le Hezbollah a fait imprimer une grande banderole portant son nom, qui a été accrochée dans la rue. Son père,  Abdallah Awad, oscille entre pleurs et colère.
Chiites du Liban : derrière les armes, l’inquiétude
Le père de Loulou, 20 ans, tuée par une roquette - ©C.B
"C'est le sang de ma fille"
Avant de monter sur le toit pour voir où la jeune fille a été tuée, il faut en passer par la gorgée traditionnelle de café amer. Au Liban, comme dans les autres pays de la région, le café servi lors des condoléances n’est jamais sucré. L’homme a environ soixante ans. Il gravit les marches qui mènent au dernier étage, maculées de sang séché.  Là encore il faut enjamber, on ne marche pas sur le sang d’un mort. Arrivés sur le toit, les taches de sang se font plus rares et se concentrent en un point. Abdallah Awad fixe le sol. « C’est le sang de ma Loulou, c’est le sang de ma fille. » Il ne veut pas rester là trop longtemps et insiste pour redescendre. 
De l’autre côté de la rue, la maison touchée porte un trou béant. Une partie du toit s’est effondré dans l’escalier principal. « Ces gens (les rebelles anti-Assad responsables du tir de roquette) ne peuvent être musulmans, ni chrétiens. Aucune religion n’autorise ce genre de tuerie. Elle avait 20 ans. Pourquoi devait-elle mourir ? » La mort de Loulou le conforte dans son soutien total au Hezbollah. Il veut protéger sa communauté de drames à venir, et maintenant, il veut aussi venger sa fille. 
Une nouvelle roquette s’abattra sur Hermel ce jour-là, à deux pas d’une école. Par chance, elle ne fera pas de victime, cette fois. Depuis des semaines, une grande partie des magasins est fermée, ainsi que toutes les écoles. A part des journalistes, rares sont les visiteurs qui se présentent aux portes de la ville, d’habitude fréquentée pour ses ruines romaines et sa source d’eau. Les 70 000 habitants d’Hermel passent maintenant leurs journées à attendre, en espérant que la prochaine roquette ne sera pas pour eux.
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