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Le référendum sur la nouvelle Constitution proposé par le gouvernement de Gabriel Boric a été massivement refuté par les Chiliens. Après une période de fortes contestations sociales qui appelaient au changement en 2019, ce résultat interroge sur les aspirations de la population chilienne. Précisions avec Franck Gaudichaud, Professeur d’études latino-américaines à l’Université Toulouse - Jean Jaurès
TV5MONDE : Comment comprendre ce "non" massif alors qu'en 2020, 79% des Chiliens avaient approuvé la nécessité de la rédaction d'une nouvelle Constitution ?
Franck Gaudichaud, professeur d’études latino-américaines à l’Université Toulouse - Jean Jaurès : L'ampleur de la victoire du rechazo ("rejet") est en effet une surprise, y compris pour les sondeurs. Il y a plusieurs facteurs qui peuvent cependant l'expliquer. Le premier, c'est qu'il y a eu une campagne très offensive de la part des grands médias et des milieux conservateurs contre la Constitution. Il y a eu tout une série importante de fake news qui a vraiment marqué l'opinion publique. J'ai pu m'en rendre compte en parlant dans la rue avec les gens qui affirmaient qu'on allait prendre leur maison, qu'une partie des héritages serait finie.
Il y a aussi tout un travail d'explication de ce qu'est la convention constitutionnelle qui n'est pas arrivé jusqu'au bas de la société. Toutes les discussions sur les avancées possibles, sur la sécurité sociale, les droits fondamentaux, le retour de l'eau comme bien public, sont restées dans les hautes sphères de la société.
TV5MONDE : Comment s'est déroulé la campagne de ce référendum ?
Elle a été très polarisée. La Constitution a été distribuée assez tardivement. Ça a été d'ailleurs accompagné de polémiques car c'est le gouvernement lui-même qui les a imprimées.
Il y a aussi eu une relation asymétrique dans le traitement du nouveau texte constitutionnel d'un point de vue médiatique. Les anciens constituants (NDLR : les rédacteurs du texte constitutionnel) affirment aussi que c'est une défaite avant tout médiatique, mais je pense que c'est plus profond que ça. C'est aussi une défaite politique importante pour le gouvernement.
Il y a dans ce résultat des votes sanction contre le gouvernement de Gabriel Boric. Si on regarde les sondages, il a perdu une grande partie de son appui initial et il y a une grande désillusion au sein même des files de la gauche chilienne.
TV5MONDE : C'est d'ailleurs Antonio Kast, leader de l'extrême-droite, qui déclarait que cette défaite était aussi celle de Gabriel Boric.
Oui, et sur ce point je pense qu'il n'a pas tort. D'ailleurs, Boric l'a reconnu en filigrane après l'annonce des résultats, en disant qu'il fallait qu'il fasse sa part d'auto-critique. C'est peut-être juste une phrase mais c'est en effet une défaite politique, qui d'ailleurs va avoir des effets inconsidérables sur la suite de son mandat.
Le dernier élément à prendre en compte, c'est l'effet du système électoral. Pour la première fois au Chili, il y a eu une inscription automatique et une obligation de vote pour un scrutin. Pour rappel, quand il y a eu cette immense majorité pour la rédaction d'une nouvelle Constitution en 2020, il y a aussi eu une très forte abstention qui dépassait les 60% dans certaines communes du pays. Tout ce corps électoral silencieux s'est exprimé ce 4 septembre et a choisi massivement le rejet.
Le nouveau président élu du Chili, Gabriel Boric, célèbre sa victoire à Santiago au Chili, le 19 décembre 2021.
TV5MONDE : Qu'est ce que ce référendum comportait de trop radical pour la population chilienne ?
La question des droits indigènes a eu un véritable impact dans les secteurs conservateurs et centristes. Certains avançaient que les nouveaux droits indigènes territoriaux allaient plus peser que ceux des Chiliens et que la question de la reconnaissance de la pluri-nationalité allait diviser le pays. Là, encore des arguments de fake news.
La question du logement et de la propriété a aussi été fortement remise en question. Le texte constitutionnel stipulait le renforcement du système de logements sociaux et de l'intervention de l'État dans la construction de logements. Cela a été faussement traduit comme comme la fin de la propriété privée.
À propos du système politique aussi, les débats sur la suppression du Sénat et le nouveau rôle du Parlement ont fait débat mais c'était moins central.
TV5MONDE : Qu'est-ce que ce résultat dit de l'opinion chilienne ?
Ce résultat confirme ce qu'on voyait déjà dans les dernières élections. Dans les grands centres urbains notamment Santiago, il y a eu plutôt un vote progressiste et favorable à la nouvelle Constitution. Dans le Nord, la question de la crise migratoire et de violence des cartels a beaucoup pesé en faveur du "rechazo". Dans le Sud, la question des revendications et du conflit Mapuche a aussi radicalisé les positions. (NDLR : les Mapuche, littéralement le « peuple de la terre », est la principale population indigène du Chili (1,7 million de personnes sur 19 millions))
Il y a donc une grande fracture territoriale au Chili entre les centres urbains et les régions rurales, entre le Nord, le Sud et le centre du pays.
Il y a cependant des exemples qui montrent de fortes contradictions. À Petorca, une petite commune connue pour sa crise radicale de l'eau a voté majoritairement pour le rejet de la Constitution. La Constitution réinscrivait pourtant les droits à l'eau et l'eau comme bien public. Cela a même été une revendication historique dans cette commune lors des mouvements sociaux. On voit donc qu'une grande partie de la population n'a pas vu son intérêt, même immédiat, dans ce nouveau texte.
TV5MONDE : Peut-on dire que l'opinion reste majoritairement conservatrice ?
C'est indéniable. C'est d'ailleurs un élément à analyser. Si en octobre 2019, une grande révolte populaire a bouleversé la société au Chili, on voit aujourd'hui qu'il reste des réticences très fortes dans le corps social.
On l'avait vu avec le résultat d'Antonio Kast, alors candidat d'extrême-droite à la dernière présidentielle, qui est arrivé en tête au premier tour. Ça avait surpris tout le monde.
La droite traditionnelle a alors été écartée et c'est l'extrême-droite qui a surgi en arrivant au deuxième tour. Cette demande-là, Kast a réussi à la capter et elle vient de s'exprimer massivement dans ces élections. Il faut souligner aussi l'intelligence tactique de l'opposition qui a abandonné son discours des trente dernières années qui disait que la Constitution de Pinochet était bonne et que le Chili fonctionnait. Ils ont compris que ce n'était plus possible de tenir un tel discours. Ils ont donc réalisé une campagne de rejet de cette nouvelle Constitution mais d'adhésion pour un nouveau texte.
TV5MONDE : Les partisans du rechazo ("rejet") se rangent-ils tous derrière la même bannière politique ?
L'ensemble de l'opposition politique s'est allié derrière la consigne de ne pas fermer la porte à un changement constitutionnel, tout en critiquant cette Constitution là. Mais au final, le vote du rejet est très hétérogène dans ses ressorts politiques. Ça va de la revendication de la Constitution de 1980 autoritaire à l'acceptation d'un changement mais pas avec ce texte là, présenté comme trop radical allant trop loin sur un nombre de droits fondamentaux. Il y a une partie du corps électoral catholique qui voyait d'un mauvais oeil que l'avortement soit inscrit dans la Constitution par exemple. Les évangélistes et catholiques ont donc plutôt rejeté cette position.
D'un certain point de vue, c'était une Constitution très avancée sur un ensemble de sujets. En allant aussi loin, les constituants se sont opposé à un large ensemble de corps sociaux qui pour des raisons diverses ont refusé d'approuver cette Constitution.
TV5MONDE : Gabriel Boric s'est engagé à "construire un nouveau processus constitutionnel " après cette défaite. À quoi cela pourrait-il ressembler ?
C'est la question qui va se décider dans les prochains jours. Ce qui est sûr, c'est que les partis traditionnels viennent de reprendre le dessus. Jusque là, le nouveau processus constituant était original, au sens où il avait inclus des indépendants, des mouvements sociaux et des féministes.
Certains partis l'ont d'ailleurs très mal vécu. Dorénavant, c'est le Congrès qui va être au centre du processus. Ce qui est assez paradoxal car il est en pleine crise de légitimité et rejeté très largement dans l'opinion publique.
Le nouveau processus constituant peut prendre la forme de comité d'experts -ce qui semble compliqué- jusqu'à l'organisation d'une nouvelle élection de constituants, en effectif restreint, et sans la présence des indépendants et des mouvements sociaux.