Chili-présidentielle : les disparus ne sont pas oubliés
Au Chili, à quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle, le 17 novembre, les années sombres de la dictature (1973-1990) sont dans tous les esprits. Les deux candidates en tête des sondages, Michelle Bachelet et Evelyn Matthei sont filles de généraux de l'Armée de l'air du Chili. Le père de l'une, Alberto Bachelet, est mort en détention pour s'être opposé au coup d'Etat d'Augusto Pinochet en 1973, alors que le père de l'autre, Fernando Matthei, a intégré, dès le début, la junte dirigée par l'ex-dictateur. Et ressurgit la question des disparus, estimés à 3 200 pendant la dictature. Entretien avec Louis Joinet, ancien magistrat, expert indépendant de l'ONU.
Louis Joinet, ancien magistrat et artisan de la convention internationale contre les disparitions forcées
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Au Chili, la question des disparitions a ressurgi lors de la campagne présidentielle. Sur cette question, la blessure reste toujours aussi vive 25 ans après la fin de la dictature. Comment l’expliquer ?
Je ferais une réponse de juriste : les disparitions, c’est un crime continu. Donc, tant qu’on n’a pas élucidé le cas, c’est-à-dire trouvé la personne et tant qu’on ne l’a pas identifiée, le poids des disparus pèse sur les familles. Tant que justice n’est pas passée, il y a une tendance -à chaque fois qu’un événement politique en donne l’opportunité- de s’emparer à nouveau du sujet, dans la société civile, notamment pour les associations de victimes, pour essayer de faire avancer la justice et pour qu’elle recherche la vérité. Au Chili, il y a une situation un peu spéciale parce qu’il y a eu une commission-réconciliation, qui a fait un travail excellent et qui, notamment dans une partie de son rapport, a essayé de comprendre comment on avait pu en arriver là. Elle a fait l’examen de conscience des différents corps de la société (l’armée, les universitaires, les églises...) pour essayer d’établir en quoi et pourquoi ils avaient collaboré avec la dictature. On avait pensé dans un premier temps que ça suffirait pour apaiser les esprits. Et puis l’expérience montre, au Chili comme ailleurs, que plus on avance dans la recherche de la vérité, plus le besoin de connaître la vérité devient aigu. Et c’est ce qui explique ce qui se passe en ce moment. Au Chili, après cette commission, il y a eu une commission du dialogue qui a réuni des militaires, des représentants d’ONG, du gouvernement, pour essayer d’identifier des lieux où il y avait des charniers et cela a permis d’avancer. Mais le nombre des disparus est tel qu’on ne connaît qu’une partie émergée de l’iceberg…
Evelyn Matthei candidate unique de la droite chillienne et Michelle Bachelet, candidate socialiste et ancienne présidente
Pour cette élection, le fait d’avoir comme candidate Michelle Bachelet, fille d’un militaire mort sous la torture et, de l’autre, Evelyn Matthei, fille d’un général membre de la junte militaire, cela peut-il avoir un impact dans le vote ?
Je pense que cela va jouer mais à la marge. Pour diverses raisons. On ne gouverne pas avec les sondages mais apparemment, lors des primaires, Bachelet l’a emporté avec plus de 70 % des voix alors que sa rivale était à 50 %. Le deuxième point, c’est que le père de Michelle Bachelet est considéré comme un héros par la gauche et les progressistes. Du côté de sa concurrente, ce n’est pas tout à fait la même aura. Lorsque l’on a commencé avec les procès à connaître la vérité, même du côté des « pinochétistes », il y en a qui ont commencé sinon à prendre leurs distances, du moins à se retirer discrètement... Mes collègues de la Cour suprême au Chili ont présenté leurs excuses pour avoir coopéré avec la dictature de Pinochet, ce qui est quand même assez exceptionnel. Je pense que le passé de chacune va jouer, mais plus positivement pour Bachelet, perçue comme une « héroïne », ce qui n’est pas le cas de sa concurrente.
Des personnes couchées dans les rues de Santiago du Chili en mémoire des disparus de la dictature d'Augusto Pinochet, le 10 septembre 2013Photo Martin Bernetti / AFP
25 ans après la fin de la dictature, que pourrait-on encore apprendre sur ce dossier douloureux ?
Ce sont surtout les familles de disparus qui pourraient en apprendre davantage. Les progrès de la police scientifique leur redonnent de plus en plus d’espoir. Au Chili, un de mes collègues magistrat mène actuellement des enquêtes sur les disparus des « avions de la mort ». Il s’agit de ces militants qui après avoir été torturés étaient embarqués dans un avion. On les ficelait sur un rail pour qu’ils tombent au fond de la mer et on les larguait. Ce juge a découvert au fond de la mer des rails avec des restes de vêtements attachés. Par l’ADN, on a pu identifier qui étaient ces victimes ! Aujourd’hui, la police scientifique vient au secours des victimes. Tant qu’il y a un espoir de retrouver ces disparus, les familles des victimes ne lâcheront pas.
On peut envisager un jour une réconciliation nationale ?
Je pense que la réconciliation ne passera pas par une politique délibérée du gouvernement. C’est un peu prématuré. Il faut qu’il y ait des signes forts pour aider à clore ce dossier et il faut pouvoir tourner la page, et que cette page ait pu être lue par la justice, ce qui n’est pas complètement le cas au Chili.
Louis Joinetvient de publier "Mes raisons d'état, mémoires d'un épris de justice" (Edition La Découverte). Retrouvez en encadré le film "Un certain monsieur Joinet", réalisé par Frantz Vaillant.