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Entretien. Le 31 août, l’ONU publie son rapport sur les violations présumées des droits humains dans le Xinjiang, malgré les pressions de Pékin. Pour Rémi Castets, maître de conférence à l'université de Bordeaux Montaigne, la publication de ce rapport n’apportera pas de changements fondamentaux sur la gestion de la question ouïghoure par le gouvernement chinois même s’il irrite fortement le président Xi Jinping.
“L’ampleur de la détention arbitraire et discriminatoire des membres des Ouïghours et d’autres groupes à prédominance musulmane (…) peut constituer des crimes internationaux, en particulier des crimes contre l’humanité.” C’est la conclusion que tire le rapport de l’ONU publié ce 31 août. Constitué d’un mélange d’entretiens et d’informations directes ou de seconde main, il dresse un panorama de la situation des Ouïghours, un groupe ethnique musulman turcophone peuplant le Xinjiang en Chine.
Ce rapport va-t-il modifier le discours de Pékin à l’égard de leur situation ? Entretien avec Rémi Castets, maître de conférence au département d’études chinoises à l’Université Bordeaux Montaigne et co-directeur du laboratoire d’Asiatologie D2iA (Université Bordeaux Montaigne, La Rochelle Université).
TV5MONDE : Que va changer ce rapport ?
Rémi Castets, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne : Au niveau du gouvernement chinois, pas grand chose voire peut-être rien. Pourquoi ? Parce que ça fait partie de la ligne de Xi Jinping. La Chine a son propre modèle et les questions internes doivent être traitées à la chinoise, par le Parti communiste chinois et sans ingérence des puissances occidentales. Le rapport de l’ONU enjoint la Chine à s’aligner sur le droit international dans le traitement de la question ouïghoure. Mais derrière l'expression de droit international, la Chine voit droit occidental. La volonté de Xi Jinping et de la Chine est d’infléchir ce dernier pour qu’il soit plus en adéquation avec les intérêts et les valeurs promues par le Parti communiste chinois.
Ce que la Chine ne veut pas, c’est que son image soit trop écornée vis-à-vis de ses alliés non-occidentaux.Rémi Castets, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne
Cependant, la Chine peut choisir de changer sa stratégie de communication sur la question des Ouïghours. Peut-être que dans quelques années, elle tiendra un discours pour vanter les succès de ses “camps de rééducation” qui ont transformé ses pensionnaires en “fidèles citoyens chinois” et qu’elle fermera ses camps ou une partie de ces derniers. Parce qu’officiellement, il s’agit de centres de formation professionelle et “patriotique”. C’est ce qu’il peut se produire, mais ça ne se produira pas dans la foulée du rapport.
Ce que la Chine ne veut pas, c’est que son image soit trop écornée vis-à-vis de ses alliés non-occidentaux. Elle a compris que l’Occident restera antagoniste. Ce qui pourrait écorner l’image de la Chine, ce serait une insurrection ou des manifestations réprimées dans le sang mais cela a peu de chance de se produire dans le contexte ultra-sécuritaire qui prévaut là bas. Ça pourrait interroger les opinions publiques de certains alliés notamment dans le monde musulman.
La Chine ne passera jamais devant la Cour Pénale Internationale parce qu’elle n’a pas ratifié la convention qui a donné naissance à cette institution. Rémi Castets, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne
Une partie des défenseurs des droits de l’homme et chercheurs évoquent la notion de crimes contre l’humanité quant à la situation qui prévaut. Vu les violations massives des droits humains telles qu’observées au Xinjiang, elles pourraient tout à fait être qualifiés de crimes contre l’humanité par une juridiction internationale. Mais la Chine ne passera jamais devant la Cour Pénale Internationale parce qu’elle n’a pas ratifié la convention qui a donné naissance à cette institution.
TV5MONDE : Pourquoi le rapport de l’ONU ne parle pas de génocide ?
Rémi Castets : C’est une notion qui a été mise en avant par les militants Ouïghours. Ils voulaient employer ce terme très fort pour marquer les opinions publiques, en particulier en Occident. De mon point de vue d’observateur, je ne réfute pas la possibilité qu’il y ait une volonté génocidaire, mais pour le moment il n’y a pas assez de preuves concordantes et irréfutables.
Dans le cas d’un génocide, il faut prouver l’intention du gouvernement de détruire partiellement ou totalement un groupe de population. Là, ce génocide se produirait à travers un contrôle ultra-restrictif des naissances. Certes, il y a des dispositifs très restrictifs et avec des stérilisations chirurgicales forcées voire chimiques à l’insu des femmes musulmanes concernées, etc.
Quelle est la définition d'un génocide ?
Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l'ONU signée en 1948, le génocide se définit de cette manière.
Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
Une prolongation et une généralisation de la chose chez les minorités turcophones musulmanes du Xinjiang pourrait caractériser une intention génocidaire mais à ce stade il manque encore le faisceau de preuves concordantes et irréfutables.Rémi Castets, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne
Mais il faut regarder par rapport à d’autres minorités. Sur ce point la question tient à l’ampleur des dispositifs de contrôle de la natalité mis en place sur le long terme. Les ressortissants d’ethnie Han, qui constituent l’essentiel de la population du pays, n'ont pas envie d’aller au-delà du seuil officiel de trois enfants par famille. En revanche, les Ouïghours sont attachés à l’idée de la famille nombreuse. Il y a plus de familles qui sont susceptibles de dépasser le cap des trois enfants. Les autorités associent désormais le dépassement des seuils fixés par la politique de contrôle des naissances au Xinjiang à de "l'extrêmisme".
Dans le fil de cela, l'intransigeance et l'explosion des stérilisations forcées dans certaines préfectures à majorité ouïghoure constituent un élément à suivre de près. Une prolongation et une généralisation de la chose chez les minorités turcophones musulmanes du Xinjiang pourrait caractériser une intention génocidaire mais à ce stade il manque encore le faisceau de preuves concordantes et irréfutables qui prouverait qu'il y aurait une stratégie du gouvernement central visant à faire disparaître le peuple ouïghour sur le long terme. Il faudrait comparer la situation des Ouïghours avec celle des Tibétains par exemple sur le long terme, qui avaient aussi un taux de natalité très élevé. Si les mesures sont plus restrictives chez les Ouïghours sont généralisées et s’inscrivent dans la durée, on pourrait à long terme parler de volonté génocidaire.
Personnellement, je reste prudent. Il faut savoir qu’Amnesty International n’est pas allé jusqu’à utiliser ce terme de génocide non plus. Par contre, bien évidemment les organisations de défense des droits humains liées au organisations militantes ouïghoures ont soutenu ce terme. L’ONU parle de "potentiels crimes contre l’humanité", ils sont très prudents. Cela s’explique aussi par le fait que ça n’a pas été jugé, ça ne peut pas être affirmé du but en blanc surtout face à un pays aussi puissant que la Chine. Mais ça n’arrivera pas.
TV5MONDE : Certaines organisations ouïghoures basées à l’étranger espéraient une condamnation plus importante de la part de l’ONU. Quelles étaient leurs attentes ?
Rémi Castets : Elles espéraient que l’ONU dénonce un génocide. Les spécialistes des Ouïghours, sont quant à eux divisés. Une partie des chercheurs, notamment anglo-saxons, ont une tradition d’engagement politique. Ils ont considéré qu’il est de leur devoir de dénoncer ce qu’il se passe au Xinjiang en allant jusqu’à parler de génocide. Ils disent : "Peut-être que ça ne répond que partiellement à la définition actuelle du terme de génocide. Mais ce n’est pas parce que le terme est restrictif actuellement que l’on ne peut pas l’employer nous en tant que chercheurs ou militants."
Et puis, il y a les chercheurs comme moi qui disent : "On s’arrête à la définition du droit international car on ne peut pas présager comment va évoluer le terme de génocide." À la lumière de la définition telle qu’elle est présentée, on est à la limite. Peut-être que dans quelques années, on pourra parler de génocide au regard de preuves suffisantes. Mais pour le moment, on n’a pas assez d’éléments. La qualification de crimes contre l’humanité est déjà un grand pas par rapport au silence qui prévalait jusque-là pour qualifier les violations massives et intolérables des droits humains des Ouïghours et autres minorités musulmanes.
Le rapport est quant à lui allé je pense au maximum de ce qu’on pouvait qualifier à la lumière des preuves dont on dispose aujourd’hui. Rémi Castets, maître de conférence à l'Université Bordeaux Montaigne
En fait, il y a une surenchère des mémoires. En discutant avec les militants Ouïghours, on se rend compte que ce qu’ils souhaiteraient qu’on reconnaisse, c'est que leur peuple est danger de disparition au même titre que l’ont été les Juifs ou les Arméniens à certaines époques. Ils vivent en effet quelque chose de terrible sur fond de sinisation accrue. Certains voudraient la même reconnaissance que le peuple juif à eu à travers la Shoah. Mais en même temps, ce qu’il se passe au Xinjiang, ce n’est pas la Shoah telle que l’ont vécu les Juifs et les Arméniens. Je pense que le rapport est allé quant à lui au maximum de ce qu’on pouvait qualifier à la lumière des preuves dont on dispose aujourd’hui.
Enfin, il faut ménager la Chine et ses alliés, qui sont très puissants à l’ONU. Il faut savoir que Michelle Bachelet a vécu un enfer ces derniers mois. Ce n’est pas un hasard si elle sort le rapport quelques jours avant de quitter ses fonctions. La Chine est très puissante au sein de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Elle ne voulait pas le sortir avant pour ne pas devoir subir les foudres de la Chine et de ses alliés.