Plusieurs parties civiles dans l'information judiciaire sur la pollution massive des Antilles françaises au chlordécone ont annoncé faire appel du non-lieu des juges d'instruction prononcé lundi, selon des éléments recueillis vendredi par l'AFP.
Un non-lieu entouré de précautions pour un "scandale sanitaire" ultra sensible: deux juges d'instructions parisiennes ont mis lundi un point final, sans poursuites, à l'enquête sur l'empoisonnement massif des Antilles au chlordécone, un pesticide autorisé dans les bananeraies jusqu'en 1993.
Cette décision à haute valeur symbolique, apprise jeudi de source proche du dossier et confirmée par une source judiciaire, était redoutée par des élus et habitants de Martinique et de Guadeloupe, qui ont régulièrement dénoncé un risque de "déni de justice".
Dans une ordonnance signée lundi et longue de plus de 300 pages, deux magistrates instructrices du pôle santé publique et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont mis un terme à cette information judiciaire ouverte en 2008.
De manière rarissime, les deux juges concluent leur ordonnance par cinq pages d'explications sur les raisons de leur non-lieu.
La pollution des Antilles au chlordécone est un "scandale sanitaire" et une "atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants" de Martinique et de Guadeloupe.
L'enquête a selon elles établi "les comportements asociaux de certains des acteurs économiques de la filière banane relayés et amplifiés par l'imprudence, la négligence, l'ignorance des pouvoirs publics, des administratifs et des politiques qui ont autorisé l'usage du chlordécone à une époque où la productivité économique primait sur les préoccupations sanitaires et écologiques".
Mais la décision de non-lieu se justifie d'après elles d'abord par la difficulté de "rapporter la preuve pénale des faits dénoncés", "commis 10, 15 ou 30 ans avant le dépôt de plaintes", la première l'ayant été en 2006.
Les magistrates soulignent également "l'état des connaissances techniques ou scientifiques" au début des années 1990, qui "ne permettait pas" d'établir "le lien de causalité certain exigé par le droit pénal" entre le pesticide et les atteintes à la santé.
"Il n'est pas possible de faire valoir des avancées scientifiques" ultérieures car elles sont "postérieures aux faits" objets de l'information judiciaire, soulignent les juges.
Arguant également de divers obstacles liés au droit, les magistrates attestent que "la cause (des plaignants) a été entendue" et qu'elles ont eu pour "souci" d'obtenir une "vérité judiciaire", mais elles constatent leur impossibilité à "caractériser une infraction pénale".
C'est un pesticide qui a été utilisé dans les bananeraies de la Martinique et de la Guadeloupe de 1972 à 1993 pour lutter contre le charançon du bananier, un insecte ravageur pour ces cultures.
Il fait partie des pesticides organochlorés comme le DDT et le lindane, qui restent longtemps dans les sols et les eaux et peuvent s'avérer très toxiques.
Utilisé durant vingt ans, il a entraîné une pollution des sols, de l'eau des rivières et du milieu marin proche des secteurs où il a été utilisé. Il peut ainsi être retrouvé dans certaines denrées végétales ou animales, ainsi que dans les eaux des sources ne faisant pas l'objet d’un traitement par charbon actif. De nombreux aliments locaux, principalement les légumes racines, les poissons et crustacés, les œufs issus de poulaillers de particuliers peuvent être contaminés, surtout dans certaines zones où des bananeraies étaient présentes.
La voie alimentaire demeure à ce jour la principale voie d'exposition pour les populations guadeloupéennes et martiniquaises.
Interdit aux États-Unis dès les années 1960, classé "cancérigène possible" par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1979, le produit était soupçonné d'être responsable notamment d'une explosion des cancers de la prostate aux Antilles, comme l'a révélé l'étude de l'Institut français de la santé et de la recherche médicale (Inserm) "Karuprostate" (de Karukera, nom caribéen de la Guadeloupe) en 2010.
Depuis un an, les cancers de la prostate liés à l'exposition au chlordécone sont reconnus comme maladie professionnelle en France.
En 2012, l'étude "Timoun", sur l'impact du chlordécone sur la grossesse et le développement des enfants, a aussi mis en évidence des troubles de comportement, des pertes de motricité et "des pertes de QI de 10 à 20 points".
Le produit augmente également le risque de prématurité, selon une étude de l'Inserm rendue publique en 2014.
L'exposition de souris au chlordécone nuit par ailleurs à la production de spermatozoïdes de plusieurs générations de mâles, même s'ils n'ont pas été exposés eux-mêmes, selon une étude de l'Inserm, qui précise toutefois que ces conclusions ne peuvent pas automatiquement s'appliquer à l'homme.
A mots couverts, l'ordonnance tacle aussi la plupart des parties civiles, "longtemps silencieuses" dans cette enquête et dont "l'intérêt pour l'instruction ne s'est réveillé" qu'il y a deux ans.
Les deux juges invitent assez ouvertement les victimes du chlordécone à profiter de "la causalité aujourd'hui établie" entre le pesticide et les dommages subis par la population pour saisir "d'autres instances".
Ce non-lieu est une "honte", a réagi la Confédération paysanne.
"C’est un scandale annoncé, donc ce n’est pas une immense surprise. Ce que nous savons c’est que l’ensemble des avocats a l’intention de continuer les procédures, c’est-à-dire de contester cette décision", a assuré Philippe Pierre-Charles, membre du collectif Lyannaj pou Depolyé Matinik.
Pour Maitre Louis Boutrin, avocat de l’association Pour Une écologie Urbaine, partie civile depuis 2007, cette décision est "un déni de justice".
Utilisé dans les bananeraies pour lutter contre le charançon, le chlordécone a été autorisé en Martinique et en Guadeloupe jusqu'en 1993, sous dérogation, quand le reste du territoire français en avait interdit l'usage.
Il n'a été banni des Antilles que 15 ans après les alertes de l'Organisation mondiale de la santé.
Il a provoqué une pollution importante et durable des deux îles.
Selon un rapport publié le 6 décembre par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES), près de 90% des populations de Martinique et de Guadeloupe sont contaminées au chlordécone.
Les Antilles détiennent le triste record mondial de cancer de la prostate.
(Re)lire : Pollution au chlordécone dans les Antilles : « La responsabilité de l’État est avérée »
Depuis le 22 décembre 2021, il est reconnu comme maladie professionnelle, ouvrant la voie à une indemnisation pour les ouvriers agricoles.
En 2006, plusieurs associations martiniquaises et guadeloupéennes avaient déposé plainte pour empoisonnement, mise en danger de la vie d'autrui et administration de substance nuisible.
Le 25 novembre, le parquet de Paris avait requis un non-lieu, estimant que les faits étaient prescrits, s'agissant notamment de l'empoisonnement, ou non caractérisés, concernant l'administration de substances nuisibles.
Depuis l'annonce de ces réquisitions, manifestations et rassemblements ont repris en Martinique, après les milliers de personnes qui avaient défilé à Fort-de-France en février 2021.
Martinique : des milliers de manifestants contre "l'impunité" dans l'affaire Chlordécone
Le 6 décembre, le président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique, Serge Letchimy, a interpellé Emmanuel Macron face au risque de "déni de justice".
Le chef de l'Etat est "le premier à avoir reconnu la responsabilité de l’Etat dans la pollution du chlordécone en 2018", l'a défendu le même jour le ministre délégué aux Outre-mer, Jean-François Carenco.