Fil d'Ariane
La Conversion de Saint Paul par Spinello Aretino (vers 1392).
Chrétiens d’Orient ! L’expression, somme toute récente, s’est déjà bel et bien installée dans le jargon politico-médiatique, et tout d’abord français, faut-il le souligner. Ainsi qu’il se produit toujours avec un cliché, chacun croit savoir de quoi il s’agit, mais à l’examen, nul ne sait exactement de quoi il retourne.
À l’occasion du Noël catholique le 25 décembre et de la Nativité orthodoxe le 7 janvier, voilà l’expression qui rebondit et l’on se repose de nouveau la question du devenir – et presque jamais du passé et du présent – de ces « chrétiens d’Orient », sans autre indication sur leurs identités que leur foi en Jésus et leur « séjour », pourrait-on dire, en pays d’Islam. Et pourtant, ces disciples du Christ tournent, à l’instar de la terre de Galilée, ils s’enracinent dans un terreau, perpétuent un héritage, utilisent une langue propre, s’incarnent dans une nation, participent à une civilisation. Tous critères que l’expression estompe pour n’en retenir et mettre en exergue qu’un signe, la Croix, flottant sur un Orient où trône un autre emblème, le Croissant, ce dont nul ne prend soin d’en préciser les bornes et les contours.
Ainsi, de quel Orient s’agit-il ? S’il y a bien, et depuis toujours, un « christianisme oriental », lequel, englobant plus d’une douzaine d’Églises, s’étire de Constantinople à Malabar dans l’océan Indien, il n’y a pas, à proprement parler, de chrétiens d’Orient. Et, enfin, de quels chrétiens est-il question ici ? Catholiques, orthodoxes, protestants, adventistes, évangéliques ? Il y a bien un Orient et des chrétiens qui y vivent sans discontinuer depuis l’ère des apôtres, mais il n’existe point, faut-il le rappeler, de « chrétiens d’Orient », en tant qu’entité propre, un corps social à part, identifiable au plan géographique et au niveau historico-politique.
Pour autant, l’expression ne passe pas en Orient, ou pour être plus précis, au Proche et au Moyen-Orient. De fait, en dépouillant ce qui s’écrit sous ce label, il s’avère qu’elle recouvre cet espace géographique particulier, en clair l’Orient arabe. Et c’est là que le bât blesse. Car ces disciples du Christ ne sont pas des chrétiens volants, ils poussent leurs racines dans un terreau millénaire, culturel, national. Ils ne sont donc pas « Orientaux », mais Irakiens, Syriens, Libanais, Égyptiens, Jordaniens, Palestiniens, y compris ceux d’entre eux qui sont Israéliens. Il y a des Arabes chrétiens, lesquels ont joué et jouent encore un rôle majeur dans l'essor de la civilisation arabo-islamique. Ils furent les pionniers de la "Nahda", la "Renaissance " arabe, dès la fin du XIXᵉ siècle. Encyclopédistes, écrivains, éditeurs, artistes, figures politiques, ils furent de tous les combats. Si l’on y ajoute la diaspora en Amérique du Nord et surtout en Amérique latine, leur nombre total tournerait autour de 25 millions, en majorité de rite orthodoxe. Citons la chanteuse libanaise Feyrouz, le cinéaste égyptien Youssef Chahine, le romancier libanais Elias Khoury ou encore le Palestinien-Israélien Emile Habibi, l'académicien Amin Maalouf, le musicien Ibrahim Maalouf ou encore Louis Chédid... Expatriés, leur apport à leurs pays d'adoption ne se dément pas. Ainsi, du crooner canadien Paul Anka, de la star colombienne Shakira, de l'actrice mexicaine Selma Hayek, de l'ex-président du Brésil Michel Temer, l'écologiste américain Ralph Nader...
Selon une note de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides de 2016, les Chrétiens représentent 8 à 10 % de la population totale de Syrie. Il s’agit de l’une des plus anciennes communautés chrétiennes au monde.
Chrétiens, ils partagent toutefois la même foi avec des Arméniens – en Syrie, Liban, Palestine, Jordanie et Égypte – et des Chaldéens – en Irak.Les uns et les autres sont arabophones, mais ils parlent également le chaldéen et le syriaque, idiomes cousins de la langue arabe. Leur identité s’ancre et s’incarne dans un peuple, une nationalité, et ce, en dépit de la ségrégation sournoise dont ils pâtissent ici ou là, allant des attentats islamistes contre leurs lieux de culte, en Égypte notamment, à de terribles supplices, quasiment génocidaires, sous la férule de l’organisation État islamique.
Ils souffrent autant et, du fait de leur religion, plus souvent que leurs compatriotes musulmans, mais ils luttent de plus à leurs côtés, à travers des partis politiques et, quand il le faut, les armes à la main, tous mus par un même idéal patriotique. Ainsi qu’ils soient orthodoxes, ils y sont majoritaires, catholiques, maronites, latins, chaldéens, coptes, arméniens, anglicans ou évangéliques, ces chrétiens s’enracinent dans un pays propre, disposent d’une nationalité précise, d’une langue spécifique, en plus de l’arabe, idiome officiel dans tous les États du Proche-Orient. Tous vivent dans des nations pluri-religieuses et multiethniques, quand bien même celles-ci sont à majorité musulmanes, à l’exception d’Israël où vit, du reste, une minuscule communauté catholique de langue hébraïque en plus des autres chrétiens, arabes dans leur écrasante majorité, et que l’égalité des droits n’est pas toujours au rendez-vous ; cela en raison du caractère non laïque des États du Proche-Orient.
La prière chrétienne du Notre Père écrite en calligraphie arabe. On lit "Notre Père, qui est aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel".
Ils cohabitent bon an, mal an depuis un millénaire et demi avec des voisins musulmans, dont ils partagent la langue et la culture, participent de la même civilisation « arabe » dont l’islam est certes un élément majeur, mais point le seul, tant s’en faut. Chrétiens, bien sûr, mais également Alaouites, Yézidis, Kurdes, Ismaéliens, Arméniens et Juifs –du moins jusqu’à la création d’Israël, tous y furent et en restent des acteurs féconds, sans l’apport vivant desquels le monde arabe se perdrait corps et âme.
Cette pluralité des croyances, des visages et jusqu’aux paysages – des neiges du Liban au désert d’Arabie – plonge ses racines millénaires dans le terreau de ce carrefour universel, l’unique endroit de la planète où s’abouchent trois continents, l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Jamais, à aucun moment, le Proche-Orient ne fut le domaine exclusif d’un seul peuple ou d’une foi unique. Il faut, à cet égard, rouvrir l’Évangile. Que lit-on dans le Livre des Actes des Apôtres* ? Qu'il y a deux mille ans, à Jérusalem, lors de la Pentecôte, y assistent : « Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la province d'Asie, de la Phrygie, de la Pamphylie, de l'Égypte et de la Libye proche de Cyrène, Romains résidant ici, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous, nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu.
*Actes des Apôtres 2, 1-11