
Fil d'Ariane
Depuis un mois, Israël a expulsé plus de 40 000 habitants des camps de réfugiés de Cisjordanie, du jamais vu depuis l'occupation de la région en 1967. Depuis le début de la guerre à Gaza, et en particulier depuis le cessez-le-feu, la violence s'intensifie dans cette zone occupée de Palestine. Jean-Francois Corty, président de Médecins Du Monde, revient sur cette accélération du conflit. Entretien.
Les résidents du camp de réfugiés de Nour Shams, en Cisjordanie, évacuent leurs maisons et transportent leurs biens alors que l'armée israélienne poursuit son offensive dans la région, mercredi 26 février. AP/ Majdi Mohammed.
TV5Monde : Pouvez-vous décrire ce que vous observez actuellement en Cisjordanie ?
Jean-Francois Corty, président de l’ONG Médecins du monde et chercheur associé à l’IRIS : Depuis le cessez-le-feu du 19 janvier à Gaza, on observe une montée en puissance de la violence israélienne en Cisjordanie, avec des modalités opératoires qu'on n'avait pas vues depuis 20 ans. On a noté la présence de chars, notamment dans les camps de réfugiés de Jénine, des bombardements aériens, des tactiques de sièges, des destructions massives de structures essentielles, etc. 44 Palestiniens sont morts et environ 45 000 personnes, venant des camps de plusieurs villes, ont été déplacées en peu de temps.
Il y a aussi une accélération de la dégradation des conditions de vie, de l'accès à différents droits et aux soins des populations qui vivent en Cisjordanie, où il y a déjà une colonisation active depuis 1967. On a noté une augmentation des checkpoints, qui va avec la réduction de la possibilité d’accéder à des centres de santé ou à des hôpitaux. Celui de Jénine a par exemple été encerclé.
Les autorités israéliennes ont annoncé interdire le retour des habitants des camps expulsés. On est sur des pratiques d'expulsion massive, de destruction de lieux de vie, totalement en rupture avec le droit international et le droit international humanitaire. Et rien ne dit qu'il ne va pas y avoir d'autres expulsions.
Les intentions politiques d'annexion ne sont pas remises en question par les acteurs israéliens ni contestées plus que ça par leurs différents partenaires.
TV5Monde : Comment la situation a-t-elle évolué en Cisjordanie depuis le début de la guerre à Gaza, en octobre 2023 ?
Jean-Francois Corty : Environ 900 Palestiniens sont morts depuis 15 mois. Les Nations Unies ont documenté que 2024 avait été l’une des années les plus violentes à l’encontre des Palestiniens en Cisjordanie depuis longtemps, du fait de l’armée israélienne et des pratiques des colons. On assiste en effet à une accélération de l’occupation militaire, accompagnée par les violences de la part de colons. En 2024, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a aussi rappelé que l’annexion de la Cisjordanie était en rupture avec le droit international.
La situation se dégrade donc et la colonisation reste très active. Les annonces des acteurs israéliens et leur mode opératoire sont de plus en plus violents en Cisjordanie. Les intentions politiques d'annexion ne sont pas remises en question par ces acteurs ni contestées plus que ça par leurs différents partenaires. La capacité interventionnelle des ONG est aussi mise à mal régulièrement.
Un rapport de l’Ocha (le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU, NDLR) a noté que près de 70% des infrastructures médicales ne fonctionnent pas plus de trois jours par semaine. Les entraves à l'accès aux soins s’accélèrent avec les différents mécanismes de siège, de checkpoints, d'expulsions massives, d'encerclements.
(Re)voir : Cisjordanie : des camps occupés "plusieurs mois"
TV5Monde : La situation en Cisjordanie occupée peut-elle être mise en parallèle avec celle dans la bande de Gaza ?
Jean-Francois Corty : Depuis 15 mois, la violence s'est accentuée. On est effectivement passé sur des modes opératoires d'occupation, de destruction qui rappellent ce qui s'est passé à Gaza, même si on n'est pas sur la même étendue. On s’attaque à des structures indispensables, on empêche les déplacements de population, on met des barrières aux acteurs humanitaires, on encercle des hôpitaux et on détruit des habitations. Il s’agit des mêmes stratégies que celles utilisées à Gaza, en moins vastes.
TV5Monde : Comment s’organisait la vie dans ces camps en Cisjordanie avant la guerre ?
Jean-Francois Corty : Ce sont des populations précaires, avec beaucoup d’ONG présentes en soutien. Elles vivent « normalement », comme on peut vivre dans ces camps. Ils sont construits depuis de nombreuses années avec des maisons en dur et non des tentes.
Il y a aussi environ 500 000 colons identifiés sur place. La Cisjordanie reste un territoire morcelé, soumis à une occupation active. La colonisation ne s'est jamais arrêtée depuis 1967, quelles que soient les alternances au gouvernement israélien. Elle ne fait que s’accélérer, ainsi que la violence sur les populations civiles.
La plupart des acteurs occidentaux utilisent davantage le droit international comme un outil de domination que de justice.
TV5Monde : Comment se déroule l’action humanitaire dans ces conditions ?
Jean-Francois Corty : Médecins de Monde a une équipe de 45 personnes qui travaillent en Cisjordanie. On a des actions mobiles dans différents camps, pour assurer l'accès aux soins de santé primaires et de santé mentale, notamment pour essayer de limiter l'impact des violences de l'armée et des colons sur les populations locales. On se déplace dans ces campements lorsque cela est possible, au gré des barrages et de la situation sécuritaire.
Là, on est dans un contexte où les besoins augmentent. Nous avons 45 000 personnes, et peut-être plus dans les jours à venir, qui se retrouvent sans hébergement. Les déplacements de population imposent de mettre en place de nouvelles stratégies opérationnelles de soutien, notamment en matière d'hébergement, de nourriture et d’accès aux soins. Ce sont des nouveaux enjeux logistiques et humanitaires, auxquels nous devons nous adapter.
Les conditions créent aussi des contraintes supplémentaires et qui mettent les acteurs humanitaires en difficulté. On pense à l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, NDLR), la colonne vertébrale de l’aide à Gaza et ailleurs, qui continue à travailler dans des conditions compliquées.
(Re)voir : Cisjordanie : Israël vide des camps de réfugiés et interdit leur retour
Celles-ci vont aller en s’aggravant, à la suite de plusieurs lois israéliennes (comme celle interdisant les contacts des fonctionnaires israéliens avec l’UNRWA, NDLR). La législation met la pression sur les acteurs, comme des ONG internationales, qui ont des prises d'opposition allant à l'encontre des intérêts israéliens. Les membres de plusieurs associations se voient refuser des visas.
Tout cela s’ajoute aux annonces de gel des financements de l’agence américaine pour le développement international et de baisse des financements européens. On obtient ainsi, paradoxalement, une augmentation des besoins et une diminution de l'espace interventionnel des acteurs humanitaires, que ce soit internationaux ou nationaux.
TV5Monde : Quels objectifs poursuit Israël en s’attaquant à la Cisjordanie ?
Jean-Francois Corty : Les autorités israéliennes disent officiellement que leur objectif militaire et politique est de mener des opérations antiterroristes. Je ne vais pas commenter cela. La réalité, c'est que ces opérations militaires sont d’une violence inouïe, en rupture avec le droit international. La force occupante ne respecte pas ses prérogatives.
TV5Monde : Que dit justement le droit international sur ces exactions ?
Jean-Francois Corty : La force occupante a une responsabilité : elle est censée maintenir l'accès aux droits et aux soins, y compris lors de l’emploi de stratégies de sièges. Ces sièges, à Gaza comme dans certaines villes de Cisjordanie, sont normalement encadrés par le droit international humanitaire, ce qui n’est pas respecté. Il faut laisser évacuer les blessés, laisser entrer de la nourriture, de l'aide…
Les destructions massives de structures essentielles et les contraintes qui pèsent sur les acteurs humanitaires sont également en rupture avec le droit international humanitaire. Ces éléments sont observés, documentés, mais pas dénoncées pour autant par une bonne partie de la communauté internationale.
Le droit international est bafoué en Cisjordanie, et bien sûr à Gaza. Face à ça, les Occidentaux sont sur un « deux poids, deux mesures » assez flagrant par rapport à la guerre en Ukraine.
(Re)lire : Violences en Cisjordanie occupée : l'ONU gravement préoccupée
TV5Monde : Comment interprétez-vous les réactions – ou manque de réactions – occidentales ?
Jean-Francois Corty : Les Occidentaux, qui soutiennent l’État d’Israël, devraient être un peu plus regardants, et contester les lois qui restreignent la capacité des ONG à intervenir ou augmenter les financements d’une aide de plus en plus nécessaire.
Nous avons le sentiment qu'il y a une annexion et colonisation accélérée, avec un impact humain dramatique et des difficultés pour les acteurs de l'aide qui rendent la situation explosive. La situation nécessite, de notre point de vue, des prises de position beaucoup plus fortes de l'Europe aujourd'hui.
On n’a pour l’instant que quelques balbutiements disant qu'ils sont inquiets de ce qui se passe. Le futur chancelier allemand a de son côté déclaré être prêt à recevoir le Premier ministre israélien, qui est sous le coup d'un mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale (CPI).
Ce qui se joue aujourd'hui a trait à la remise en question mondiale des juridictions internationales, allant de la CPI à la CIJ. Ces institutions ont été mises en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour limiter les drames humains massifs. Mais des Occidentaux sont prêts à faire des exceptions, affaiblissant ainsi le droit international humanitaire.
La plupart des acteurs occidentaux utilisent davantage le droit international comme un outil de domination que de justice. Ça affaiblit tous ces mécanismes de prévention des drames humains. La Cisjordanie en constitue un nouvel exemple typique.