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Le président français Emmanuel Macron devait inaugurer ce 19 octobre 2023 la Cité internationale de la langue française au château de Villers-Cotterêts, située à un peu moins d’une centaine de km au nord-est de Paris. L'événement est reporté en raison des obsèques de Dominique Bernard, le professeur poignardé à mort le 13 octobre dans cette ville du Pas-de-Calais par un ancien élève radicalisé. Écrivain et administrateur de la chaire des littératures et des arts africains à l’académie du royaume du Maroc, Eugène Ebodé nous livre son regard sur ce "grand projet" présidentiel. Entretien.
Château de Villers-Cotterêts, cour des offices,
après restauration.
TV5MONDE : C'est au château de Villers-Cotterêts que François 1er a décrété l'usage obligatoire du français pour les actes administratifs et de justice. Ce site a donc une dimension symbolique qui, pour certains, est au fondement de l'identité française. Est-ce que tout ceci est soluble dans la francophonie contemporaine ?
Eugène Ebodé : Les symboles, les lieux, les références historiques comptent dans l’action publique comme dans nos cheminements individuels. Leurs usages rendent aussi compte de la solidité voire de la fragilité d’une action individuelle ou adossée à une politique étatique. Le contexte est aussi important pour bien resituer, mesurer et qualifier un fait, un acte, une politique.
Ici, il est question de la décision de François Ier de renforcer, mais pas de fonder, car le royaume des Francs existait déjà, ce que vous appelez justement l’identité française. Est-ce soluble dans la francophonie contemporaine ? Non, car le contexte a changé.
Ce qui est bon dans un cadre strictement national, ne le devient pas automatiquement dans un contexte international particulier : la redistribution des cartes est à l’ordre du jour et non la célébration des puissants. Ces puissants sont du reste contestés, comme on le voit au Sahel.
La cité internationale de la langue française aurait pu simplement s’appeler la Cité de la langue française. François Ier eut raison « d’oser » sa langue pour renforcer la souveraineté et l’autonomie de décision de la France par rapport à la domination de Rome à cette période. Il est bon pour la France de louer la décision de son souverain.
Château de Villers-Cotterêts, chapelle après
restauration.
Néanmoins, le poids que représente toute langue dans les héritages coloniaux et leur impact dans la géopolitique internationale fait en sorte que la langue française soit perçue comme un instrument de domination en Afrique. Mais Kateb Yacine considéra l’affaire comme un butin de guerre. On le conserve pour son rayonnement et non pour son abaissement.
TV5MONDE : Peut-on faire un lien, ou même seulement un parallèle, entre la décision de François 1er au 16e siècle, et l'obligation de parler français dans les écoles au sein de l'empire colonial français ?
Eugène Ebodé : En déclarant le français langue officielle en lieu et place du latin et en portant création des registres de naissance, de mariage et de décès dans les paroisses, le résultat de l’ordonnance royale du 25 août 1539 eut pour effet le recensement de la population, mais aussi un acte de centralisation du pouvoir et l’instauration d’un pouvoir bureaucratique par l’administration.
L’ordonnance de Villers-Cotterêts
L’obligation dans les colonies de parler français est une perpétuation de cette centralisation du pouvoir. Le lien est donc évident. L’Afrique étant considérée comme « à prendre » selon Victor Hugo, dans son Discours sur l’Afrique de 1879, il convenait donc aux colonisateurs de la modeler à leur image.
La machine à dominer utilisa l’armée, la religion et la culture pour asseoir son pouvoir. La langue en fut un outil particulièrement important. Quand l’armée s’en alla, resta la langue pour aliéner l’autre. C’est-à-dire le pousser à quitter son monde, à le désaxer.
C’est ce « désaxement » qui produit toute une série de déséquilibres psychologiques durables et qui aliène tout aussi durablement.
Songeons quand même que Rome dirigea longtemps le monde par une diplomatie de la canonnière et par celle de la langue vue comme une diplomatie d’influence.
L’Afrique est un immense réservoir de langues et la francophonie, un outil multilatéral de coopération, ne doit pas être un instrument d’une puissance, mais un organe réinventant la paix des langues.
TV5MONDE : Comment justement peut-on faire vivre la francophonie dont les pères fondateurs venaient notamment d'Afrique francophone dans des murs à Villers-Cotterêts ?
Eugène Ebodé : Vous avez raison de le signaler, car l’occasion devrait être donnée de saluer certes François Ier, mais aussi les pères fondateurs : le roi Hassan II, le prince Norodom Sihanouk, les présidents Habib Bourguiba, Hamani Diori, Léopold Sédar Senghor, etc... qui furent des passeurs de langue [des personnalités qui représentaient dans l’ordre : le Maroc, le Cambodge, la Tunisie, le Niger et le Sénégal, NDLR].
Sur cette photo d'archive, le président sénégalais Léopold Sédar Senghor, à gauche, est accueilli par le roi Hassan du Maroc à son arrivée à Rabat, pour assister à la conférence de l'Organisation de l'Union africaine (l'ancêtre de l'Union africaine), le 11 juin 1972.
L’Académie du Royaume du Maroc privilégie la cohabitation des cultures pour une meilleure compréhension entre les civilisations. Elle a plus largement encore ouvert ses portes à la coexistence heureuse des langues en créant une Chaire des littératures et des arts africains.
Il faut un cousinage des langues pour qu’elles coopèrent à la compréhension et à l’enrichissement du monde
Eugène Ebodé, Ecrivain et administrateur de la chaire des littératures et des arts africains à l’académie du royaume du Maroc
Le respect dû aux créateurs évite donc toute assignation linguistique à quiconque par le jeu de la traduction qui permet la poursuite des échanges et le respect de chaque locuteur, quel que soit le véhicule linguistique qu’il utilise.
Le ciel lexical au-dessus de la cour du Jeu de
paume.
Il existe en Afrique un cousinage à plaisanterie qui unit les groupes ethniques. Il faut un cousinage des langues pour qu’elles coopèrent à la compréhension et à l’enrichissement du monde et non aux réductions des horizons et aux antagonismes que génèrent les identités radicales.
TV5MONDE : La francophonie peut-elle à la fois défendre l'universalité du français et la légitimité de toutes les langues, y compris les langues régionales et locales ?
Eugène Ebodé : L’universel est partout et non en un seul lieu ou en une langue. Aucune partie de l’humanité ne peut s’en arroger le monopole et se poser comme l’unique dépositaire de ce qui est un idéal.
Ceux qui ont été tentés de s’en approprier ont abouti à l’inverse : à l’ethnocentrisme. Ils ont dévoyé l’universalisme et créé sans s’en apercevoir un particularisme blanc.
La secrétaire générale de l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), Louise Mushikiwabo, à droite, salue le président français Emmanuel Macron, à gauche, alors qu'il arrive au siège de l'OIF pour une réunion à Paris, en France, le mercredi 20 mars 2019.
Au fond, votre question est une invitation à se méfier des postures et privilégier le décentrement que le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne appelle de ses vœux.
Il faut aussi, ce qui m’intéresse pour que les conditions d’une écoute de ce que l’Afrique offre comme perspective universaliste, un remembrement des imaginaires disloqués en Afrique.
Décentrement et remembrement sont deux opérations qui pourraient être utiles à un monde plus ouvert et moins asymétrique qu’il ne l’est aujourd’hui.
TV5MONDE : En faisant de Villers-Cotterêts le château de la francophonie, les autorités françaises peuvent-elles aider à faire disparaître la fameuse distinction entre littérature française et littérature francophone ?
Eugène Ebodé : Cette segmentation qui place d’un côté les « francophones » et de l’autre les « Français » (qui se penseraient, par le double effet de la naissance et du sol, bénéficiaires d’un privilège particulier) est une erreur.
La question chromatique jouant ici un effet discriminant et non-dit, ce privilège de naissance, surtout biologique, accorderait aux Blancs la position supérieure dans l’usage de la langue française et les gratifications qui s’y rattachent.
Dans ce cadre, vous avez beau écrire, comme Nina Bouraoui, l’universel ne vous considèrera pas comme admissible dans le canon des lettres françaises en raison de votre nom, de vos origines et ne vous accordera alors que le statut d’écrivain francophone.
C’est la belle étude de l’éditrice et chercheuse marocaine Rabiaa Marhouch dans son essai "Nina Bouraoui ou la tentation de l’universel" (éd. Presses universitaires de Rennes, 2023.) qui m’autorise cette illustration.
Esquisse du projet scénographique
Alexandre Dumas, René Maran, Aimé Césaire, Mariama Ba, Massa Makan Diabaté, Yambo Ouologuem, Ferdinand Oyono, Ahmadou Hampâté Bâ, Camara Laye, Sonny Labou Tansi, Emmanuel Dongala, Ken Bugul, Tierno Monénembo, Abdelkébir Khatibi, Cheikh Hamidou Kane, Driss Schraibi, Assia Djebar Abdelfattah Kilito, Kateb Yacine, Ahmadou Kourouma, Marie NDiaye, Véronique Tadjo, Jennifer Richard, etc. n’ont pas besoin d’une case particulariste pour y ranger leurs œuvres ou pour apprécier l’usage de la langue.
Il faut donc proclamer la dissolution de toute entreprise classificatoire qui relèverait d’une vision condescendante et particulariste de la littérature. Elle heurte, partout, les esprits.
TV5MONDE : Que signifie pour vous aujourd'hui parler français ?
Eugène Ebodé : Se souvenir que je l’ai ramassé par terre et que la communauté des parlants de cette langue a des devoirs à l’égard des autres langues étouffées par son succès.
Le philosophe marocain Ali Benmakhlouf indique dans "L’Afrique à plusieurs voix", (in Qu’est-ce que l’Afrique ? Sembura, La croisée des chemins, Casablanca, 2021) que l’Afrique contient 50% des langues parlées au monde.
Esquisse du projet scénographique
« Une langue de rayonnement mondial »
Il s’agit d’un trésor à protéger et des richesses intellectuelles et culturelles à valoriser. Valentin-Yves Mudimbe [Philosophe et écrivain congolais (RDC), NDLR] rend compte, dans "L’invention de l’Afrique" (Présence africaine, 2021), de cette gnose à exposer et à réifier, qui est contenue dans un patrimoine propre à l’Afrique.
On verra alors si, dans le voisinage de la Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts, le swahili aura droit de cité. Je pense aussi que le créole y aurait sa place, en souvenir des Dumas, grand-père, père et fils.
Façade sur rue, après restauration
Je signale que le général Thomas Alexandre Dumas de la Pailleterie, le père du grand Alexandre Dumas, vécut à Villers-Cotterêts où est né en 1802 son célèbre fils et prolifique écrivain en 1802.
Souvenons-nous aussi que cet exceptionnel général, originaire de Haïti, eut un rôle militaire prépondérant sous de la Révolution française et sous le Consulat. Parlera-t-on de lui à Villers-Cotterêts ? Parlera-t-on de Haïti et de la dette exorbitante que Napoléon contraignit cette première République noire à payer ?
La Francophonie peut servir à apurer les « bons ressentiments », comme dirait le bel essai de Souleymane Elgas (Riveneuve, 2023), et rendre aussi hommage au créole, cette langue hybride où cohabitent le français et des idiomes africains.