Nancy Berthier est une universitaire spécialiste de l'image, du cinéma et de la propagande. Nous lui avons demandé d'étudier les clips de campagne des 11 candidats et délivrer une analyse à leur sujet.
Nancy Berthier est professeure des universités à l'Université Paris-Sorbonne (chaire Arts visuels du monde hispanique), ancienne élève de l'École normale supérieure et chevalier de l'Ordre des Palmes académiques. Elle publie depuis une vingtaine d'années des ouvrages sur le cinéma et son rapport à la politique, souvent dans le cadre des révolutions ou des dictatures. Nous lui avons demandé de décrypter et analyser les 11 clips officiels des candidats (
visionnables sur notre page de sommaire des portaits des candidats), afin de connaître leurs qualités respectives, leurs capacités à convaincre les électeurs, savoir quels procédés sont utilisés pour emporter l'adhésion, quels messages principaux sont diffusés. Entretien.
La campagne présidentielle 2017 est originale par de nombreux aspects, avec entre autres quatre candidats pouvant atteindre le deuxième tour. Leurs spots télévisés sont-ils eux aussi originaux ? Y-a-t-il une manière nouvelle de faire campagne, en images, pour cette présidentielle ?
Nancy Berthier : Ce qui me frappe c’est l’importance de ces clips, le fait qu’on en parle. Ça n’avait pas été le cas pour les précédentes campagnes, dans la mesure où tout semblait à peu près joué pour le deuxième tour et où on ne s’interrogeait pas tellement sur les clips des uns et des autres. J'ai des souvenirs de clips de campagne assez classiques, avec peut-être un clip de Mitterrand un peu plus original, mais globalement on n'y prêtait pas tellement attention. Là, je me rends compte à travers des conversations, les réactions de mes enfants (adultes, ndlr), que les gens regardent les clips, et à travers eux, regardent les différences entre les candidats. Et dans l'élaboration des clips, il y a des candidats qui ont vraiment joué le jeu d'affirmer des différences.
Si l'on prend les spots des six petits candidats et ceux des cinq gros : y a-t-il une différence substantielle entre eux ?N.B : Ah oui, c'est évident qu'il y a une différence substantielle, mais il y a une exception, c'est Poutou. Sinon, Cheminade, Arthaud, Asselineau, Lassalle, Dupont-Aignant, on est vraiment dans des dispositifs très classiques, "cheap", bon marché, bien qu'il y ait des identités très fortes, on sent qu'il n'y a pas une grande mobilisation sur l'originalité. Sauf Poutou, qui joue le jeu de l'originalité, mais il l'avait déjà fait précédemment, et ça n'avait attiré l'attention de personne, parce qu'il n'était pas très médiatique. C'est le seul à jouer le jeu de l'originalité, du décalage, un clip dont on parle. C'est étonnant d'ailleurs le décalage entre les intentions de vote pour Poutou et sa notoriété. C'est la grande vedette, le candidat sympathique. Le premier clip est décalé, convainquant, mais ensuite les autres avec "Monsieur capital contre Poutou", et les "On est pas touché", on est dans des dispositifs qui ne sont pas très crédibles. C'est amusant parce qu'il a un dispositif qui le décrédibilise, alors qu'il essaye de montrer que les petits candidats sont sérieux dans ses clips. C'est un peu contreproductif. Pour les cinq gros candidats, la différence se situe sur une élaboration technique, cinématographique que les autres n'ont pas. Les clips des cinq candidats en tête des sondages (Le Pen, Macron, Mélenchon, Fillon, Hamon) utilisent toutes les potentialités du montage de l'image et du son. Il y a vraiment des scénarios.
Si vous classiez les clips de la campagne en termes d'efficacité, de capacité à toucher des cibles électorales, à convaincre des indécis ou à politiser des citoyens, quelle serait le meilleur ?N.B : Je les classe bien évidemment en dehors de mes goûts politiques ! En termes d'efficacité, le meilleur, largement, est celui de Marine Le Pen, particulièrement le premier, là où au début elle est filmée de dos, face à la mer. Mais les deux autres que j'ai vus sont aussi très bien faits, bien que plus sobres, moins cinématographiques, ils sont drôlement bons. L'image est bonne, le scénario, le poids des mots, l'organisation narrative, tout est très bien fait. On est dans une esthétique de bande-annonce. C'est un film sur une héroïne, et comme les biopics sont très à la mode, c'est un biopic sur Marine Le Pen, la femme qui a changé la face de la France. Tout est à l'avenant, avec des images extrêmement apaisantes, douces, le caméraman a capté sa part de féminité, ce qui n'est pas évident. On a envie de s'identifier ! La musique, même si c'est une musique stéréotypée des biopics à l'américaine, ça marche. C'est dans l'esprit des séries américaines, avec une vraie qualité d'image.
Et en deuxième position ?N.B : Je mettrais le clip de Jean-Luc Mélenchon, qui est très bon, sûrement ex-aequo avec celui de Marine Le Pen. La qualité d'image est très bonne là aussi.Ce n'est pas du tout le même fil conducteur, mais les plans de la Place de la République sont absolument magnifiques, avec les montages de visages rieurs, de visages jeunes. On n'est pas dans la personnalisation, puisque lui n'apparaît qu'à la fin du clip. On est dans une sorte d'épiphanie du peuple qui est sur la place de la République, on voit des femmes en Marianne, la statue de la place de la République, à un moment on voit 1789, on est dans l'exaltation de la France et du peuple révolutionnaire, et lui, Mélenchon, vient à la fin donner du sens. De ce point de vue là c'est très réussi.
La troisième place reviendrait à qui ?N.B : Dans son genre, celui de Dupont Aignant me paraît plus efficace que celui de Hamon. C'est le même esprit que Marine Le Pen : la France. Il fustige les deux grands partis, il y a une exaltation du paysage et de l'homme. Mais c'est moins bon. La musique est trop pompeuse, les images sont des images d'Epinal, ça fait beaucoup moins naturel. Il y a le même lyrisme, mais en bémol.
Ensuite ?N.B : Je mettrais Hamon. C'est une vraie cinéaste de cinéma qui a tourné ce clip. C'est un clip en trois temps : le constat, ensuite les solutions et une apothéose. Il y a un rythme en crescendo, c'est très bien pensé, mais ce qui est drôle c'est qu'on n'accroche pas. Je vois très bien l'intelligence du dispositif, mais ça ne prend pas. Je me suis demandé pourquoi, parce que les procédés sont similaires à d'autres, comme à la fin, où sa voix s'envole, et c'est un procédé qu'on retrouve dans le clip de Mélenchon. Sauf qu'on n'y croit pas, parce qu'on a l'impression qu'il s'égosille. Pour Hamon, le clip donne l'impression que c'est une veste trop grande pour le personnage. Il n'a pas l'étoffe, c'est monté autour de ce qui pourrait être un personnage, et il est fade. Au début on dirait qu'il récite une leçon, et puis la musique, à la fin, c'est une sorte de parodie de Haendel…
Macron ou Fillon en quatrième position ?N.B : Macron, oui. C'est très élaboré, autour de la marche et du mouvement. Non seulement dans le langage, mais aussi dans les images, dans le montage, qui est dynamique. Il n'y a d'ailleurs pas de ralentis comme chez Mélenchon ou chez Le Pen. C'est un peu "je suis jeune, je suis dynamique", ce clip, mais on a l'impression que c'est un cadre commercial qui nous vend un produit ou un service. Ça ressemble un peu aux publicités locales dans les cinémas, comme celles pour les magasins de robes de mariée. C'est un clip positif, comme celui de Marine Le pen, et pourtant il y a quelque chose qui empêche d'adhérer. Les images de paysages sont d'une banalité effrayante, et la musique y est sûrement pour beaucoup, elle est lancinante, c'est épuisant comme musique. En fait, le discours précis et concret avec le montage dynamique des images, annule l'efficacité de l'ensemble.
En cinquième position, il y aurait Fillon pour vous ?N.B : Ah, Fillon…
Dès le début avec ces coups de tambours et cette image, glacée, bleue délavée, c'est totalement anxiogène. Sa prise de parole ensuite, est elle aussi totalement anxiogène, il a ses poches sous les yeux, cet air triste, il n'y a aucune vie, aucune émotion qui passe dans son corps qui est figé. Et pourtant dans un deuxième temps, il essaye d'impulser une dynamique positive. Il y a beaucoup de points communs avec le clip de Marine Le Pen : il va prendre les choses en main, etc… Il y a aussi un crescendo, et pourtant ça ne parvient pas à effacer le côté glacé. Si on compare les dispositifs, celui de Fillon est basé sur son image au centre, avec un seul type d'image : il nous fixe, c'est extrêmement statique. Tous mettent leur image à un moment donné, et c'est bon quelques secondes, mais quand ça dure trop, c'est difficile. C'est un homme qui est planté là, et il n'est jamais mis en situation. Les autres clips sont très convenus, très classiques, il n'y a pas grand chose à en dire.
Ces clips de campagne ont-ils une véritable influence à votre avis ? Et sur celui de Marine Le Pen, que vous considérez comme le plus efficace, comment peut-il agir ? Auprès de quel public ?N.B : Je crois que ça fait partie d'un ensemble, et ça joue dans cet ensemble. Ces clips sont faits pour les gens qui regardent la télévision, le soir, avec un rituel. Ça n'est pas décisif, mais ça peut conforter des personnes qui sont déjà preneuses et leur donner des ailes, ça peut peut-être aider les indécis, mais ce n'est pas évident à dire. A minima, pour les jeunes, avec le vote Marine Le Pen, ça peut donner une légitimité et décomplexer les personnes. Leur permettre d'affirmer plus facilement leur vote. C'est une dédiabolisation totale, les clips de la candidate du Front national. Elle tient la barre à la fin, elle est représentée comme une présidente, elle travaille. J'ai découvert avec stupéfaction ces clips de Marine Le Pen. Elle a ringardisé les autres, et il faut décrypter tout ça. Elle parle d'incarner la France millénaire, elle évite les thèmes qui fâchent, ou en parle très vite, en disant par exemple "remettre de l'ordre". J'ai travaillé longuement sur l'image dans le monde hispanique, et par exemple, après la mort de Franco, quand les élections ont eu lieu, en 1977, 1978 et 1982 le clip qui se détache vraiment des autres, c'est à chaque fois le clip du vainqueur. C'est très étrange. D'un point de vue visuel formel, en 1982 c'est le clip du Parti socialiste espagnol qui se détache, il n'y a même pas à analyser, parce qu'il y a quelque chose de puissant, qui porte…