Fil d'Ariane
Ce vendredi, un nouvel appel à manifester a été lancé dans tout le pays, un mois exactement après le soulèvement du 28 avril contre un projet de réforme fiscale, vite abandonné, porté par le président de droite Ivan Duque, qui visait à augmenter la TVA et à élargir la base de l'impôt sur le revenu.
Depuis, le pays a connu quatre semaines de vertige : le jour, les manifestations sont pacifiques et hyper-créatives ; la nuit, la rébellion se transforme en émeutes où mortiers d'artifice et cocktails Molotov se mélangent aux tirs à balles réelles.
Cette révolte sans précédent secoue les grandes villes, où sont érigées des barricades et des blocages d'axes routiers qui provoquent des pénuries et exaspèrent une partie de la population.
Mercredi soir dans le sud de Bogota, une énième manifestation a fait 25 blessés parmi les civils et quatre parmi les policiers. Mardi, deux personnes sont décédées dans le sud-ouest du pays, portant à 45 le nombre de morts depuis le début de la grogne sociale, selon le bureau du procureur général et le ministère de la Défense. Human Rights Watch évoque jusqu'à 61 morts.
Le gouvernement, malgré des médiateurs chargés de négocier avec le Comité national de grève, initiateur du mouvement, est incapable de désactiver une crise qui, pour l'instant, ne menace pas de le renverser.
Pendant un demi-siècle, le conflit avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a occulté une réalité devenue trop criante : selon la Banque mondiale, la Colombie se classe parmi les pays les plus inégalitaires en termes de revenus et possède le marché du travail le plus informel d'Amérique latine.
L'Etat s'est concentré dans sa lutte contre les guérillas -perdure celle contre l'ELN et les dissidents des FARC- et a totalement délaissé la demande sociale.
En 2019, un an après l'élection d'Ivan Duque, les étudiants étaient descendus dans la rue pour réclamer un meilleur enseignement public et gratuit, des emplois, un Etat et une société plus solidaires.
La pandémie a éteint la mobilisation en 2020 sans que le chef de l'Etat de 42 ans ne concède de trop grandes concessions.
Le retour de bâton est d'autant plus fort, avec une pauvreté qui s'est accélérée pour atteindre 42,5% des 50 millions d'habitants, la pandémie plongeant les plus vulnérables dans l'indigence.
"Au moins une décennie de lutte contre la pauvreté a été perdue", estime la politologue Sandra Borda.
L'accord de paix de 2016, qui a désarmé ce qui était autrefois la guérilla la plus puissante du continent américain, a mis fin à un conflit dépassé, loin de la nouvelle génération citadine "qui découvre la politique", explique l'universitaire Hernando Gomez Buendia, auteur du livre "Entre l'indépendance et la pandémie".
Alors qu'un tiers des jeunes âgés de 14 à 28 ans ne travaillent ni n'étudient, "la Colombie est en train de devenir", selon lui, "un pays de conflits urbains".
"Il existe un pan actif de la société qui a longtemps été exclu de la politique, du monde du travail et maintenant du système éducatif, et qui en a assez d'être exclu. C'est celui qui manifeste aujourd'hui dans les rues", explique Sandra Borda.
Contrairement aux bouleversements sociaux au Chili, où le soulèvement social a conduit à une réforme constitutionnelle, ou en Equateur, qui vient d'organiser des élections, les Colombiens n'ont pas encore eu de "soupape" pour évacuer leurs nombreuses frustrations, estime Cynthia Arson, directrice du programme latino-américain du Woodrow Wilson International Center for Scholars.
L'impopularité d'Ivan Duque, qui doit quitter ses fonctions en 2022, semble jouer en faveur de la gauche, qui n'a jamais présidé le pays. L'ancien maire de Bogota et ex-guérillero Gustavo Petro, est aujourd'hui en tête dans les sondages.