Fil d'Ariane
TV5MONDE : Depuis le cessez-le-feu du 10 novembre 2020, il n’y avait plus de conflit militaire ouvert entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Comment expliquez-vous cette reprise des hostilités ?
Gaïdz Minassian : Depuis que les troupes azerbaïdjanaises ont mis le pied sur le territoire de la République d'Arménie en mai 2021, il y a des escarmouches entre les deux pays, à l'initiative de Bakou (capitale de l'Azerbaïdjan, ndlr) qui veut imposer à Erevan (capitale de l'Arménie, ndlr) sa lecture de la guerre remportée en 2020.
Le 16 novembre 2021, l'opération militaire a été plus importante, les combats ont été très durs. Ce regain de violence s'explique par la volonté de l'Azerbaïdjan d'obtenir une victoire politique qu'elle n'a pas eue en 2020 : la République d’Artsakh (anciennement République du Haut-Karabagh, ndlr), même moribonde, existe toujours, des troupes russes sont toujours présentes sur le territoire de l'Azerbaïdjan au moins jusqu’en 2025.
La Russie n'a pas vraiment soutenu les Arméniens. Elle a certes sanctuarisé la République d'Arménie mais elle a livré les Arméniens de l’Artsakh à leur propre sort pendant la guerre dite des 44 jours, en 2020.
Par ailleurs, Bakou a un problème d'image, parce qu’il s’est appuyé sur mille cinq cent à deux mille mercenaires djihadistes qui venaient de la poche d'Idlib en Syrie, grâce à la Turquie. En outre, l'Azerbaïdjan n'a pas obtenu l'ouverture de ce qu'elle appelle un « corridor » entre Bakou — sa capitale — et la République autonome du Nakhitchevan, située entre l'Arménie, la Turquie et l'Iran. Enfin, Bakou n’a pas obtenu la délimitation et la démarcation de sa frontière avec Erevan. D’où les combats du 16 novembre.
1921 : rattachement du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan décidé par Staline.
1988 : le Haut-Karabakh se révolte contre la tutelle azérie et vote son rattachement à l’Arménie.
1991 : avec l’effondrement de l’URSS, le Haut-Karabakh proclame son indépendance unilatéralement. C’est le début de la guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
1992: création du groupe de Minsk, coprésidé par la France, la Russie et les Etats-Unis, chargé de trouver une issue pacifique au conflit.
1994: signature d’un cessez-le-feu entre les dirigeants de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et du Haut-Karabakh. La guerre a fait près de 30 000 morts.
2016 : de nouveaux affrontements éclatent au Haut-Karabakh. La "guerre des quatre jours" fera une centaine de morts dans les deux camps.
27 septembre 2020: reprise des combats au Haut-Karabakh.
10 novembre 2020 : accord de cessez-le-feu au Haut-Karabakh signé par l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Russie
16 novembre 2021 : reprise des combats meurtiers au Haut-Karabakh durant une journée, conclus par une demande de trêve de l'Arménie, sous médiation de la Russie
TV5MONDE : La Russie a effectué hier une médiation, qui s'est soldée par une demande de trêve de l'Arménie. Quel est le rôle des grands pays et de leurs alliances dans la région autour du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ?
Gaïdz Minassian : Dans ce monde du XXIème siècle, qui voit le centre de gravité géopolitique basculer du transatlantique vers l'indo-pacifique, le phénomène des alliances n'a plus la même force qu'auparavant. On l’a bien vu avec les dossiers syrien, libyen et du Caucase. Les alliances ont été plus ou moins ébranlées, notamment entre les pays de l'OTAN. La France et la Grèce n'ont pas du tout apprécié les menaces turques en Méditerranée orientale et l'aventure d'Erdogan dans le Caucase, puisque la Turquie — alliée de l'Azerbaïdjan — exposait dangereusement l'Alliance atlantique. La Russie n'a pas vraiment soutenu les Arméniens. Elle a certes sanctuarisé la République d'Arménie mais a livré les Arméniens de l’Artsakh à leur propre sort pendant la guerre dite des 44 jours, en 2020.
Le jeu des alliances a perdu de son sens parce que nous sommes aujourd'hui dans un monde où le système international souffre d’un déficit de confiance entre les acteurs institutionnels.
Dans les affrontements du 16 novembre 2021, la donne est différente par rapport à 2020. Car l’Arménie est agressée sur sa frontière et appelle à l’automaticité de l’article 4 de la Charte de l’OTSC qui garantit une assistance militaire de l'organisation de sécurité en cas d’agression d’une puissance tierce. Par ailleurs, d’après l’accord de défense Arménie-Russie, Moscou se porte garant de la sécurité de l’Arménie. En fait, Moscou fait le strict minimum. Cette alliance avec la Russie commence à être d'ailleurs remise en question à Erevan.
Quant à l'Iran, plutôt proche de l'Arménie, Téhéran a vu le rapport de force changer et a basculé du côté de l'Azerbaïdjan. Mais quelques mois après la victoire de Bakou, l'Iran a organisé des manœuvres militaires au nord de sa frontière, parce que Téhéran n'a pas supporté de voir la menace azerbaïdjanaise sur sa frontière avec l'Arménie. Pour résumer, tant que Bakou n’aura pas obtenu un début de victoire politique, il continuera sa pression diplomatique et militaire sur Erevan. Il y aura des trêves, des cessez-le-feu et des médiations mais la conflictualité sera permanente.
TV5MONDE : Malgré les fluctuations des alliances, y-a-t-il des stratégies de ces grands pays autour du Caucase du sud ?
Gaïdz Minassian : Le jeu des alliances a perdu de son sens parce que nous sommes aujourd'hui dans un monde où le système international souffre d’un déficit de confiance entre les acteurs institutionnels. A l’échelle du Caucase du Sud, le grand projet russo-turc — dans une moindre mesure — iranien, est de proposer un format "3+3" pour régler l’ensemble des problèmes régionaux : les trois anciennes puissances impériales (Russie, Turquie, Iran) et les trois Etats sud-caucasiens (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan).
Ce format "3+3" constituerait une sorte de cadre normatif. La Géorgie est contre. L'Arménie temporise et veut comme Tbilissi (capitale de la Géorgie, ndlr) que les Occidentaux participent au développement de la région, notamment par la réactivation du Groupe de Minsk chargé de rétablir la paix au Karabakh et coprésidé par la France, les Etats-Unis et la Russie. L'Azerbaïdjan est favorable au format « 3+3 », car Bakou considère que le conflit du Karabakh est réglé, il n'y a donc plus besoin de remettre sur pied le Groupe de Minsk.
Une grande partie d'échecs se joue actuellement dans le Caucase. Les Russes, les Turcs et — dans une mesure moindre — les Iraniens cherchent à désoccidentaliser la région.
La Russie, elle, joue sur deux tableaux. D'un côté, elle veut démonétiser l'Occident dans la région, dans le prolongement de l’humiliation qu’elle a infligé à Paris et à Washington en les éliminant de l’accord tripartite du 9 novembre qui a mis fin à la guerre des 44 jours en 2020. En même temps, la Russie ne veut pas se retrouver nez-à-nez avec la Turquie dans ce dossier du sud-caucase et tient à sa relation avec l’Occident mais propose de limiter l'action du Groupe de Minsk à un programme humanitaire au Karabakh. Or, ce Groupe de Minsk n’a pas été mandaté pour une action humanitaire.
TV5MONDE : Peut-on craindre une reprise du conflit ou bien cette offensive militaire fait partie d'une stratégie plus vaste, selon vous ?
Gaïdz Minassian : En stratégie, les regains de tensions précèdent ou suivent souvent la mise en place d’un processus diplomatique, notamment pour permettre aux protagonistes d’un conflit d’être en position de force au moment de l’ouverture de négociations. Comme chaque acteur joue sur deux tableaux contradictoires, la lecture du conflit reste très difficile.
La Chine est réaliste et pragmatique. Elle s’est rapprochée de la Turquie et n’est pas contre l’idée d’un couloir reliant Bakou au Nakhitchevan sans remettre en question la souveraineté de l’Arménie.
Une grande partie d'échecs se joue actuellement dans le Caucase. Les Russes, les Turcs et — dans une mesure moindre — les Iraniens cherchent à désoccidentaliser la région. Il faut donc pour ces pays, affaiblir la Géorgie, désactiver le Groupe de Minsk, laisser Bakou prendre le dessus dans l’affaire du Karabakh sans pour autant lui permettre de remporter une victoire politique selon le point de vue russe. Sachant que sur le long terme et en cas de résolution du problème du nucléaire iranien avec l’Occident, l'Iran a besoin des Américains et des Européens pour son désenclavement et l’acheminement vers l’Europe de ses marchandises dont les hydrocarbures.
N'oublions pas que le Caucase du Sud est un isthme et comme tout couloir, il est propice aux courants d’air, si bien que guerres et paix y passent, mais la conflictualité y reste.
Sans oublier, la Chine et l'Inde. La Chine est réaliste et pragmatique. Elle s’est rapprochée de la Turquie et n’est pas contre l’idée d’un couloir reliant Bakou au Nakhitchevan sans remettre en question la souveraineté de l’Arménie. Et l’Inde privilégie la carte Iran-Arménie-Géorgie pour acheminer ses marchandises en Europe. Quant à l’Occident, il favorise son partenariat stratégique avec l’Inde.
La question de ce "couloir" entre Bakou et le Nakhitchevan, s’il se réalise géographiquement, permettrait l’unification terrestre du monde turcophone ou son versant idéologique, le panturquisme. Comme la Turquie ne contrarie pas la Chine à propos des Ouïgours musulmans, Pékin appréhende l’avenir du Caucase du Sud d’une autre façon. En conclusion, dans ce Caucase connu parfois pour ses comportements irrationnels, le risque de voir les conflits dégénérer est élevé. N'oublions pas que le Caucase du Sud est un isthme et comme tout couloir, il est propice aux courants d’air, si bien que guerres et paix y passent, mais la conflictualité y reste.