Fil d'Ariane
Elles sont placardées sur la vitre de la cabine téléphonique, tel un avertissement. Côte à côte, les deux unes de l’hebdomadaire Actualité juive sont impossibles à rater, pour tous ceux qui viennent se recueillir devant, ou simplement voir, la barrière de fleurs, de messages et de bougies toujours disposée devant l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le premier titre? «Liberté, égalité, sécurité», imprimé sur la photo d’un soldat français en armes. Le second? «Je suis Juif. Je suis Charlie. Je suis flic. Et maintenant?» Ilan, jeune serveur de la boutique Charles Traiteur adjacente au supermarché attaqué le 9 janvier par Amédy Coulibaly, peine à répondre à la question: «Maintenant? Il faut agir. Mais je reconnais que ce n’est pas facile. Un fou armé qui débarque ici, dans le quartier, peut faire un carnage à chaque coin de rue.»
La place de la Nation, où s’acheva la grande marche «républicaine» du 11 janvier, est toute proche. Mais ici, de l’autre côté du boulevard périphérique que jouxte l’Hyper Cacher, la population du quartier se sent plus prise pour cible que rassurée par les millions de «Charlie» qui défilèrent dans Paris après les attentats. Dans cette partie de Vincennes, et dans la municipalité voisine de Saint-Mandé, la communauté juive est importante, visible, donc vulnérable. Le déploiement de policiers devant tous les lieux de culte ou associatifs juifs permet ainsi facilement, à l’ombre de l’église de Saint-Mandé, de repérer ces derniers. C’est le cas dans l’avenue Sainte-Marie, où un bâtiment en briques rouges, très années 1950, sans aucune indication, est désormais gardé jour et nuit. Les jeunes viennent y apprendre le talmud, en ressortent les samedis avec leur kippa, parfois en groupe, parfois seuls. «Est-ce que j’ai plus peur aujourd’hui qu’avant les attentats? Non, explique Mickaël, 26 ans, vendeur dans une société de télécoms. Mais la peur s’est installée dans nos conversations familiales, dans nos SMS, et surtout lorsque nous parlons avec nos amis et parents installés en Israël.»
Cette peur à la fois si présente et si difficile à définir, François Hollande l’abordera à coup sûr ce soir lors du dîner annuel du CRIF, la plus influente institution juive de France. Chaque année, le président français, parfois le chef du gouvernement, et souvent des ministres répondent à cette invitation. En 2012, Nicolas Sarkozy avait déclenché des applaudissements nourris en évoquant la libération de l’ex-soldat franco-israélien Gilad Shalit par le Hamas, et le martyre d’Ilan Halimi, ce jeune juif torturé à mort par un délinquant noir, Youssouf Fofana, leader du «gang des barbares», condamné à perpétuité en 2009. Que peut dire l’actuel locataire de l’Elysée après la tuerie de l’Hyper Cacher, dans un climat lourd d’antisémitisme encore ravivé, la semaine dernière, par la profanation de 250 tombes juives à Sarre-Union (Bas-Rhin), par cinq ados âgés de 15 à 18 ans? «Il faut refaire du respect de la dignité humaine une valeur cardinale, estime Roger Cukierman, président du CRIF. Cet antisémitisme prouve qu’on a raté l’éducation d’une génération.»
Retour devant l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Le magasin où Amédy Coulibaly a froidement tué quatre personnes est à tous égards un symbole. C’est dans ces sous-sols que l’un des employés, Malien et musulman, Lassana Bathily, a donné une magnifique preuve d’humanité en cachant des clients juifs dans la chambre froide. C’est aussi ici que le 12 janvier, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, est venu lancer l’un de ses appels aux juifs de France, pour qu’ils trouvent refuge en Israël. C’est enfin là que s’exprime le mieux ce mélange d’angoisse et de refus de croire au pire qui étreint ces jours-ci la communauté juive française: «Je n’ai pas du tout envie d’être désignée comme juive, nous expliquait récemment une parente de Yohan Derai, l’un des rescapés de l’Hyper Cacher, lors d’une réunion associative à Saint-Mandé. Je ne veux pas que l’Etat me désigne comme une victime aux yeux des autres communautés. C’est de mes concitoyens que j’attends une réponse. Ce sont les Français, mes voisins, les copains de mes enfants, que je veux entendre nous dire: Restez!»
Que valent, de fait, les propos officiels, aussi vigoureux soient-ils? «Rien ne sera toléré, et rien ne sera laissé sans réaction. La France a pour les juifs qui vivent ici la considération la plus forte», a promis François Hollande. «La France est blessée comme vous. Elle ne veut pas votre départ et vous redit son amour, son soutien, sa solidarité», a asséné Manuel Valls après les nouvelles profanations de cimetières. Sauf que… «Qui se sent engagé par cette parole publique? Est-ce que les jeunes musulmans français qui vivent dans ces HLM, là en face, ressentent aussi cela? Est-ce que les grands noirs baraqués qui nous font des «quenelles» [le fameux signe de l’avant-bras popularisé par Dieudonné et considéré comme un acte antisémite] dans la rue les jours de shabbat le pensent? Est-ce que les jeunes qui s’enrôlent pour le djihad en Syrie sont sensibles à ces belles paroles?» interroge un vieux monsieur, en s’accrochant à une barrière métallique sur laquelle il vient de scotcher un panneau, «La haine des juifs, ça suffit.»
Ces juifs le disent. Aujourd’hui en France, dans leur pays, le danger antisémite ne vient pas de l’Etat, comme ce fut le cas jadis. Il vient du discours de haine, sur lequel surfent certains politiciens. Mais il transpire, surtout, d’une société où l’intégration de six millions de musulmans, compliquée par la crise économique, les ressentiments communautaires et l’inévitable équation politique liée à Israël, les désigne de plus en plus facilement comme boucs émissaires: «La vérité? C’est que la population française n’est plus solidaire des juifs français», tonnait récemment dans une «Lettre à un ami non juif» publiée par Le Figaro l’universitaire François Heilbronn.
Un cri d’alarme face à toute cette France qui n’est pas «Charlie».