Fil d'Ariane
Faute de pouvoir manifester place de la République à Paris, la Coordination a organisé une réunion publique dans un gymnase prêté par une mairie écologiste. Maya Elboudrari.
Face à l'interdiction de sa manifestation organisée le 15 juillet, la Coordination nationale contre les violences policières entend "maintenir la pression" et poursuivre sa mobilisation pour obtenir "vérité et justice" pour les victimes. Reportage à Paris.
« Colère » et « amertume » : Omar Slaouti, l’un des initiateurs de la Coordination nationale contre les violences policières, traduit ainsi le sentiment général des militants face à l’interdiction de leur marche, prévue le samedi 15 juillet à Paris. En face des journalistes lors d’une conférence de presse, puis des personnes venues les soutenir pendant une réunion publique, le militant et professeur de lycée à Argenteuil (ville de banlieue située au nord-ouest de la capitale), a fustigé la décision du tribunal de confirmer cette interdiction.
« Le ministre de l’Intérieur a décidé de faire taire certains sujets politiques. Ces sujets, ce sont à la fois un thème, celui des violences policières, et des personnes, celles qui sont racisées, qui sont issues des quartiers populaires », affirme-t-il. Mercredi 12 juillet, Gérald Darmanin avait annoncé l’interdiction de toutes les manifestations « en lien direct avec les émeutes », une semaine après l'interdiction d'une autre manifestation, organisée en hommage à Adama Traoré.
Les organisations réunies au sein de cette Coordination, dont de nombreux comités de familles de victimes de violences policières, ont contesté la décision de la préfecture de police. Mais le matin même de la manifestation, le tribunal administratif a rejeté leur référé liberté.
Pour l’avocate Louise Simon, qui représente la Coordination, « le tribunal administratif ne joue plus son rôle de contre-pouvoir, de garde-fou. Pour le juge des référés, l’objet même du rassemblement est constitutif d’un trouble à l’ordre public. On nous a aussi dit qu’il n’y avait pas assez de policiers pour prendre en charge cette manifestation ».
L’avocate dénonce une « décision politique », qui « invisibilise les critiques des violences policières ». Pourtant, rappelle-t-elle, il n’y a pas de précédent de violences ou de débordements lors de ces marches. Mais le lien est fait avec les révoltes urbaines qui ont agité les quartiers populaires ces dernières semaines.
L’avocate s’interroge : « Lorsqu’on bouche les canaux encadrés d’expression démocratique de la colère et des revendications, que peut-on attendre qu’une autre forme de colère ? ». Selon certains, ce manque d’espace pour s’exprimer constitue d'ailleurs l’une des explications aux formes violentes qu’ont pris les révoltes après la mort de Nahel, tué par un policier le 27 juin à Nanterre.
Omar Slaouti abonde : « Même lorsqu’on veut s’exprimer par les canaux autorisés, qu’on dépose dûment la manifestation, que la préfecture nous dit qu’il n’y a pas de problème avec le trajet, ce n’est pas possible. »
Plusieurs militants considèrent ainsi que ces interdictions durciront les formes d’expression. « En ostracisant à ce point des manifestations qui se déroulent chaque année dans le calme, c’est l’État qui prend le risque de radicaliser les luttes », présage Raji, 25 ans, membre du syndicat Solidaires, présent à la réunion publique.
Pour le jeune homme, quelle que soit la « répression » des autorités, la mobilisation s’organisera : « Peu importe : casserolades, rassemblements, marches... On trouvera les moyens. Pour l’instant, on est là pour se regrouper, et commémorer, puisque l’État refuse d’accorder un espace aux personnes qui dénoncent les violences policières. »
Contrairement à la marche en hommage à Adama Traoré la semaine précédente, les collectifs ont choisi ce samedi 15 juillet de ne pas braver l’interdiction de manifester. « Il y a des enfants, des personnages âgés, des personnes mutilées, traumatisées. Les familles ont dit : ‘On ne va pas au combat’. La manifestation est interdite, dont acte. On a quand même fait une conférence de presse, à deux pas de la place de la République, c’était important symboliquement. Et une réunion publique, puisqu’il était hors de question de réduire au silence les familles et les comités », explique Omar Slaouti.
Le « plan B » était déjà prévu : un gymnase, dans le XXème arrondissement parisien, prêté par une mairie Europe Écologie-Les Verts, un parti allié au mouvement. Il s’est rempli dans l’après-midi d’environ 200 à 300 personnes. Elles sont venues écouter les familles égrener le nom de dizaines de victimes, raconter leur mobilisation depuis la mort d’un proche, et lister leurs revendications, scandant entre deux discours « Pas de justice, pas de paix ». D’anciennes Gilets Jaunes blessées, du collectif « Mutilés pour l’exemple », et plusieurs syndicats se sont aussi joints à l’événement.
200 à 300 personnes ont assisté à la réunion publique.
Au sein de ces revendications, l’un des mots d’ordre principaux a trait à l’abrogation de la loi de 2017 relative à la sécurité publique. Celle-ci autorise les policiers à tirer sur un véhicule « dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui », en cas « d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée » (article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure). Selon ses opposants, c’est un véritable « permis de tuer » : la loi offrirait une impunité aux forces de l’ordre qui tirent en cas de refus d’obtempérer, et a donné lieu à une « inflation sans précédent » des morts dans ce type de situation.
Les comités demandent aussi des révisions plus structurelles du fonctionnement de la police en France : abolition de l’IGPN (Inspection générale de la Police nationale surnommée "police des polices") pour créer une structure plus indépendante, instauration de récépissés pour mettre fin aux contrôles au faciès, arrêt de l’utilisation d’armes comme les LBD (lanceurs de balles de défense, arme controversée pour sa violence) ou les grenades désencerclantes, etc. L’enjeu est également juridique : les militants appellent à une amnistie générale pour les « jeunes révoltés des quartiers populaires », qui ont déjà écopé pour certains de peines lourdes.
Pour cela, tous misent sur l’union. Ce n’est pas une nouveauté. Les familles ou les victimes s’organisent ensemble depuis longtemps ; les réseaux de comités contre les violences policières existent depuis des années. Mais cette fois, l’alliance dépasse ce cadre. De grands partis politiques de gauche comme LFI et EELV (à l’exception notable du Parti Socialiste et du Parti Communiste Français), des syndicats, des associations se retrouvent au sein de la large Coordination Nationale contre les violences policières.
Deux députés Insoumis étaient présents au rassemblement, en dépit des demandes de sanctions à leur encontre la semaine précédente pour leur participation à la manifestation interdite en mémoire d’Adama Traoré.
L’un d’entre eux, Jérôme Legavre (Seine-Saint-Denis) estime que l’interdiction, et la dénonciation de leur participation « est la marque d’un pouvoir qui n’a plus que la répression pour continuer à avancer et faire passer sa politique ». « Mais je suis persuadé que ce qui s’exprime depuis le début de l’année va ressurgir sous d’autres formes, qu’on ne peut pas prévoir en l’état », avance-t-il.
Malgré la présence moindre de LFI à ce rassemblement, le député ajoute : « On ne renonce à rien, puisque qu’en septembre, on prépare à nouveau une manifestation sur les mêmes questions. Là, plus que jamais, la question est de s’organiser partout, face à la pente dangereuse que suit le gouvernement. Dans les syndicats, les partis, les comités de quartier. »
Les familles de victimes qui militent depuis des années voient bien là un changement. Fatou Dieng a perdu son frère Lamine, 25 ans, en 2007. Il est mort par plaquage ventral policier, comme Adama Traoré, à quelques pas du gymnase où la Coordination s’est rassemblée. Depuis 16 ans, elle se mobilise avec sa famille pour obtenir « vérité et justice ». Et elle a eu le temps de voir les modalités de mobilisation évoluer.
« À l’époque, il n’y avait pas autant de médiatisation. Les gens parlaient encore de ‘bavures’. Aujourd’hui, jusqu’à l’Assemblée Nationale, on entend ‘La police tue’. C’est bien de le dire, c’est un cheminement depuis des années. Mais maintenant qu’on le sait, qu’on le voit, qu’est-ce qu’on va faire pour arrêter tout ça ? »
Affiches de la Coordination dans le gymnase de la réunion. ME.
Assetou Cissé a elle aussi perdu un frère, Mahamadou, tué par un ancien militaire, en décembre 2022 à Charleville-Mézières. Elle dénonce le discours juridique à son sujet, avec un procureur qui a parlé d’« homicide par exaspération ».
La jeune femme explique que, depuis le retentissement de l’histoire de Nahel, elle a espoir de voir un tel écho pour d’autres mobilisations : « Nous, ce combat, on le porte tous les jours, mais on n’est pas visibles. Avec la vidéo de la mort de Nahel, cette fois, le gouvernement français ne peut plus faire semblant de ne pas nous entendre ; même si nous retirer la liberté de manifester coupe notre voix. On veut maintenir la pression pour que la justice se réveille, et pour que le gouvernement prenne ses responsabilités. »
Pour Assetou, l’enjeu de cette journée de mobilisation est aussi de « sensibiliser les gens ». « Moi, j’étais hyper naïve quand on est rentrés dans cette histoire. Je ne pensais pas être là aujourd’hui à militer, je pensais que la justice allait appliquer nos droits. Le drame que je vis doit toucher les autres », témoigne-t-elle. Mais comment « sensibiliser », alors que la majorité de celles et ceux présents ce samedi sont des militants déjà convaincus par ces luttes ?
Pour imaginer la suite, a la rentrée, Omar Slaouti annonce une « Assemblée nationale des quartiers populaires ». Fatou Dieng rappelle de son côté que les collectifs organisent des commémorations « tous les mois », sans compter les différentes marches annuelles.
La militante insiste : « L’objectif, ce n’est pas juste de rassembler beaucoup de monde à un moment à un endroit précis, ou que tout soit figé uniquement en région parisienne. C’est de pouvoir s’organiser dans chaque ville, faire écho partout, pour donner du poids. Et il faut que ce soutien s’inscrive dans la durée. Par exemple, dans le cas de mon frère Lamine, on a connu 13 ans de procédure judiciaire. »