« La commémoration, un rapport au temps qui n’a rien de naturel »
Sophie Ernst, philosophe, chercheur associé à l’Institut national de recherches pédagogiques, UMR éducation et politique, Lyon II
Quelques extraits de l'entretien accordé par Sophie Ernst à TV5Monde.com
Pourquoi est-il si important pour un peuple de commémorer un événement ?
Sur la longue durée, la pratique des commémorations nous a installés dans un certain rapport au temps, celui qui nous est si familier mais qui n'a rien de « naturel », un temps à la fois cyclique et progressif : la commémoration des « temps miraculeux » rappelle une origine fondatrice et la réactualise, mais en même temps, elle imprime au temps une direction, vers un certain accomplissement à venir dans le futur, une fin dernière. Avec la commémoration, nous nous installons dans une temporalité qui n'est plus, ou plus seulement la réaffirmation de l'origine maintenue dans le présent, mais son dépassement dans une trajectoire orientée ; dans un temps progressif, où nous tirons de l'expérience du passé des convictions et un idéal, une promesse et une mission, un élan pour l'avenir, une orientation de l'action vers une fin. La commémoration fait partager des rituels ; elle évoque des images et raconte des histoires qu'elle investit de sens, induit des émotions, pose des significations, et imprime ces significations dans la sensibilité. Elle fait partager un imaginaire, mobilise les énergies et donne à l'action ses directions fondamentales. Ce qu'on appelle « partager des valeurs », mais l'expression est tellement galvaudée qu'on n'en saisit plus ni la force ni la gravité. Or, dans la commémoration, on convoque le souvenir des morts, pour dire aux vivants : rien ne vaut la vie, mais certains sacrifices nous disent ce qui vaut la peine de mettre la vie en jeu. Et ce faisant, la mémoire donne à la vie collective sa boussole. (…/…)
S’il n’y a que de la commémoration, alors survient l’aliénation
C'est une référence au passé, un rappel de la dette à l'égard des morts, une exhortation à se souvenir, un vœu de fidélité... mais en fait il s'agit bien plus de l'avenir que du passé. L'enjeu est de nous raconter à nous-mêmes ce qui nous importe, et de favoriser, par l'émotion produite, quelque chose comme un engagement solennel et partagé. Là où il n'y a que de la commémoration, là où la recherche, l'enseignement de l'histoire, la production artistique et savante sont absorbés par la commémoration, assujettis aux fins propres de la commémoration, il n'y a plus que de la tyrannie, de la propagande et du conditionnement. De l'aliénation. D'où la méfiance que beaucoup de nos générations nées après la guerre de 39-45 ont cultivée à l'égard des commémorations : il y avait d'une part la vision effarante des grandes manifestations totalitaires, d'autre part, à l'égard même des rituels républicains, le doute à l'égard de cérémonies trop figées, et d'un enseignement scolaire de l'histoire trop soumis aux finalités mémorielles, et pas assez critique. (…/…)
Une source de questionnements
C'est lorsque les commémorations sont figées, hiératiques, trop consensuelles qu'elles produisent cette impression de répétition à l'identique. Mais en fait, pour peu qu'on introduise de la liberté et de la créativité, avec un libre jeu des interprétations et des différences, elles redeviennent source de questionnements très divers. Et il y a une raison forte à cela : l'histoire est compliquée, la justesse de l'action n'est pas définie une fois pour toutes, dans toutes les situations ! Nous vivons dans une pluralité de valeurs qui sont difficiles à concilier, et cela même est une valeur forte : le pluralisme. Nous devons nous exercer à ces variations, à ces ambivalences, pour pouvoir assumer notre liberté dans un monde complexe – il s'agit d'agir dans l'incertitude, de faire des choix difficiles dans des conflits de valeur. Ce qu'on associe à la célébration militaire, le dépôt de gerbe avec minute de silence, n'est pas, absolument pas, la forme unique ni définitive de la commémoration. Songez par exemple au rôle majeur joué aujourd'hui par la télévision, avec des téléfilms qui marquent profondément la sensibilité d'un temps, avec une variété infinie d'interrogations. (…/…)
Une usure du sens
Ce n'est pas qu'il y ait « trop de commémorations », mais que ces commémorations soient répétitives, produisant une usure du sens, en figeant le questionnement dans des clichés. C'est ce qui s'est produit avec le 11 novembre, plus récemment avec la mémoire de la Shoah. C'est pour cette raison que les formes contemporaines de commémoration réinventent des rituels où entre une très forte composante de création artistique ou d'approfondissement critique – la plupart des commémorations « réussies » associent aux discours officiels des moments de réflexion, avec des conférences savantes, et des oeuvres artistiques, films, expositions, théâtre. Il faut maintenir la différenciation des genres de rapport au passé, chacun dans son ordre propre, mais ces différentes façons de transmettre le passé et de le questionner échangent leur ressources, rendant la commémoration unique, et la multiplicité des commémorations enrichissante plutôt que lassante. Il faut pouvoir libérer l'imagination, pas la sidérer, éveiller la conscience, pas l'anesthésier.
Des lycéens français découvrent “le front d'orient“
Pour la commémoration du 90ème anniversaire de l'armistice en 2008, des lycéens français ont fait le déplacement en Macédoine. Un travail de mémoire qui leur permet de découvrir les souffrances de leurs ancêtres sur le front d'orient. Reportage de Laurent Rouy 11 novembre 2008 - 2'33
André Kaspi, historien : “L'important c'est de savoir comment on transmet la mémoire“
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Le livre de Sophie Ernst
Quand Les Mémoires Déstabilisent L'école - Mémoire De La Shoah Et Enseignement Paru le 11 septembre 2008
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