Fil d'Ariane
“Je demande à être intégrée aux rangs des agents de l’étranger de mon pays adoré, car je suis solidaire de mon mari, un homme honnête, droit et sincère, véritable patriote, qui souhaite à sa patrie prospérité, paix et liberté d’expression”. Alla Pougatcheva est une superstar de la scène musicale russe. Une sorte de « Johnny Hallyday en jupe » décrit la journaliste Veronika Dorman, ancienne correspondante de Libération à Moscou. Cette prise de position que la chanteuse a posté le 18 septembre sur son compte Instagram suivi par près de 3,5 millions de personnes provoque depuis une avalanche de commentaires.
Car le message est fort. Le mari d’Alla Pougatcheva, l’humoriste Maxime Galkine, est actuellement en exil en Israël et officiellement déclaré « agent de l’étranger ». Un label stigmatisant, équivalent à celui de ‘d’ennemi du peuple’ sous Staline. Mais face à la répression et au musellement de la parole en Russie exacerbés depuis l’invasion russe en Ukraine, l’artiste a préféré annoncer faire dissidence.
Le 30 décembre 2021, la désignation d'« agent de l’étranger » a été étendue à tous les « citoyens ordinaires ou organisations sans personnalité juridique [qui] s’engagent en politique en Russie et reçoivent des financements de pays étrangers, rapporte la Fédération Internationale des Droits humains.
« Dans cette nouvelle loi, le terme d’”activité politique” est entendu au sens large : imprimer des tracts contre le dépôt d’ordures illégal ou donner son opinion sur les autorités sur les réseaux sociaux tomberaient sous le coup de cette définition. » Chaque année, la liste des désignés s’allonge. Ils sont presque 150 aujourd'hui. « Il s’agit d’une étiquette infamante à laquelle recourt abondamment le ministère de la Justice russe pour discréditer et désactiver des personnes vocales et active », observe Aude Merlin, professeure de sciences politiques à l’université libre de Bruxelles (ULB).
Le 4 mars, les députés renforçaient une nouvelle fois le Code pénal, en adoptant des amendements concernant “la répression des fake news, la discréditation des forces armées russes et les appels à des sanctions [contre la Russie]”. Les qualifications juridiques des notions de ‘fake’ et de ‘discréditation’ restent jusqu'ici floues.
Les peines encourues peuvent aller d'une amende de 700 000 à 1,5 million de roubles [entre 6 000 et 12 000 euros] jusqu’à des peines de travaux d’intérêt général de trois ans, ou d’emprisonnement pour la même période.
L’utilisation même du terme de « guerre » ou d’« invasion » pour qualifier ce qu’il se passe en Ukraine a été proscrite. Les autorités incitent à parler plutôt d’ « opération spéciale » visant à « protéger » les populations russophones d'un « génocide ».
« Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’introduction des amendements aux Codes pénal, il y a eu des milliers d’arrestations et d’interpellations. » affirme Aude Merlin. « Les affaires pénales ne sont pas (encore) légion, mais elles sont très dures. Un député, Alexeï Gorinov, qui avait appelé à faire une minute de silence pour les victimes du conflit a été condamné à 7 ans de prison ferme… qui viennent d’être réduits d’un mois. Il purgera 6 ans et 11 mois en prison. »
Quels effets, la guerre et la répression qui l’accompagne, portent-t-elles sur la popularité du chef du Kremlin ? « Il est très difficile de mesurer la popularité ou l’impopularité de Vladimir Poutine et de tout dirigeant dans un contexte de régime autoritaire très répressif sur fond d’une telle propagande de guerre, avoue l’experte. En août 2022, d’après les enquêtes du centre Levada, le chef du Kremlin jouissait de 83 % de taux d’approbation parmi la population. Il est évidemment très difficile de décrypter ce chiffre et d’en mesurer la fiabilité, vu le contexte. La peur joue bien sûr un rôle dans la façon de répondre aux enquêtes. »
Il est par ailleurs d’autant plus compliqué que les Russes fuient de plus en plus leur pays. En mai 2022, ils étaient près de 140 millions - soit 2% de la population - à avoir trouvé refuge à l’étranger. Depuis l’annonce de la mobilisation partielle lors de l'allocution télévisée de Vladimir Poutine diffusée 21 septembre, les recherches sur internent en Russie avec les termes «billets» et «avion» ont plus que doublé selon Google Trends. La requête «quitter la Russie», elle, était réalisée 100 fois plus dans la matinée qu'en temps normal.
Qu’en-est-il alors pour ceux qui restent ? « Ce que l’on voit, c’est une contestation à bas bruit, d’une part, comme les électeurs qui lors du scrutin local du 11 septembre ont écrit « non à la guerre » sur leurs bulletins. Il y a aussi les manifestants qui continuent à sortir tout seuls (ce que l’on appelle les piquets individuels) avec un panneau exprimant leur colère et leur opposition. » explicite Anne Merlin.
Les signes de contestation prennent des formes les plus discrètes possibles. « Dans les rues de Moscou, on aperçoit parfois un ruban vert accroché à un poteau ou à une grille. Des petits bouts de tissu désormais symboles d'une protestation devenue discrète, par la force des choses », rapporte la rédaction internationale de Radio France.
Il y a aussi « le port de vernis jaune et bleu ou d’autres accessoires aux couleurs de l’Ukraine, l’organisation de happenings éphémères dans l’espace public, le fait de souiller des affiches, de maculer des slogans officiels, d’écrire des slogans sur des bancs publics, sur le bitume, l’aide importante aux Ukrainiens qui ont été envoyés de force sur le territoire russe, l’expression de son point de vue dans des discussions privées ou dans un espace professionnel qui se solde parfois par des dénonciations, énumère la professeure. La voie est étroite, la répression systématique, mais il y a encore l’expression sur le territoire russe d’une opposition à la guerre. »
La contestation a même gagné les rangs politiques. Le 7 septembre, le site d’investigation russe indépendant The Insider rapportait l’appel à la destitution du président russe par Dmitry Palyuga, président du conseil municipal d’un quartier de Saint Petersbourg. Dans sa missive relayée sur son compte Twitter, l’élu demande au Parlement russe de destituer le président Vladimir Poutine pour « haute trahison » et le tient responsable -entre autres- de la destruction des unités de l’armée russe, d’une économie nationale qui souffre et d’une extension de l’Otan.
Совет МО Смольнинское принял решение обратиться к депутатам Госдумы с предложением выдвинуть обвинение в госизмене против президента Путина для отрешения его от должности
— Дмитрий Палюга (@dmitry_palyuga) September 7, 2022
Решение поддержало большинство присутствующих депутатов pic.twitter.com/WMg1areX52
Sept élus locaux ont par ailleurs approuvé sa proposition. Tous ont été convoqués par la police et font désormais l’objet d’un procès. « Leur initiative n’est évidemment pas passée inaperçue, mais ils pourraient le payer très cher. » déplore Anne Merlin.
Assez rare pour être remarqué, la fronde gagne aussi les rangs de l’armée. Dans des boucles Telegram, moyen privilégié de communication des militaires sur le terrain, des messages critiques du commandement russe fleurissent, rapporte la radio France Culture.
La chaîne Reverse side of the medal, proche de Wagner et suivi par plus de 190 000 personnes, relate les événements à l’est de Kharkiv et ne ménage pas ses mots pour faire état des "débâcles" militaires. “Des généraux qui ne pensent qu’à faire briller leurs étoiles, alors que nos gars meurent et que nous perdons les territoires conquis” peut-on y lire.
Ceux qui se trouvent derrière une autre chaîne très consultée, Rybar, ne se cachent pas eux d’être “porteurs de mauvaises nouvelles” : “Dans un système où les supérieurs n’aiment pas les mauvaises nouvelles et où les subordonnés n’aiment pas contrarier les supérieurs, il faut faire quelque chose.” Cette liberté de ton est-elle tolérée car elle appelle la Russie à frapper plus fort et témoigne d'un sentiment patriotique exacerbée ?
« Il est clair que les critiques qui s’expriment viennent de différents pans du spectre. On a des « faucons » plus radicaux que Vladimir Poutine qui vilipendent les autorités russes et leur reprochent leur médiocre conduite de l’opération spéciale. Ce type de critique s’inscrit dans la même lignée que ce que prétend mener le Kremlin : une « dénazification » de l’Ukraine. Ils adoptent un ton hyper patriote en reprochant aux élites de ne pas frapper assez fort, analyse l’experte avant de tempérer. Le texte d’appel à la démission lancé par les élus municipaux invoque aussi des arguments qui pourrait être qualifiés de patriotes. Ils reprochent au leader national d’avoir pris des décisions qui nuisent à la Russie, mais cela n’a pas empêché qu’ils soient assignés en justice. »
L’annonce de la mobilisation partielle de 300 000 réservistes russes marque une nouvelle accentuation du conflit qui pourrait laisser une place encore moindre à l’expression de quelconque critique.