Fil d'Ariane
Influenceurs beauté devenus relais de la guerre, multiplication des "deepfakes" (hypertrucages), vidéos de plus en plus immersives... Les réseaux sociaux sont au cœur des usages dans la guerre en Ukraine. Mais ont-ils le pouvoir de la modifier ? Réponses de Laura Sibony, enseignante à HEC et autrice d’un mémoire “Les réseaux sociaux transforment-ils la guerre ?" pour la Revue de Défense Nationale. Entretien.
TV5MONDE : Sur les réseaux sociaux, des influenceurs TikTok beauté deviennent des relais importants de la guerre. Qu’est-ce que ce phénomène vous évoque ?
Laura Sibony, enseignante HEC : Cela montre le rôle politique latent des réseaux sociaux. On n'y pense pas souvent quand on poste des photos de chatons mais, oui, les réseaux sociaux sont un outil politique. C’est d’abord une plateforme où des gens vont se retrouver et confronter des opinions.
Cela montre aussi que c’est une guerre qui touche toute la population. Ce n’est pas seulement l’armée de métier mais c’est toute la population qui est mobilisée et les portables sont devenus des armes parmi d’autres.
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On assiste presque à l’émergence d’un contre-pouvoir à la fois au pouvoir politique et médiatique. Le problème, c’est qu’il est difficilement identifiable puisque chaque personne à son propre fil d'actualité et qu'il n'y a plus de limites sociales ou géographiques.
Avec les réseaux sociaux, la guerre n'a plus de barrière géographique.
Laura Sibony, enseignante à HEC.
TV5MONDE : Peut-on parler de transformation de la guerre par l'usage des réseaux sociaux ?
Laura Sibony : Aujourd’hui, il n’y a plus de barrière géographique dans la guerre. Avec les réseaux sociaux, on peut être impliqué sans être physiquement présent sur le territoire. N'importe qui peut envoyer des vidéos, essayer de mobiliser des gens.
On a presque l’impression que le mot “guerre” n’est plus adéquat. Mais ça fait longtemps que la guerre n’est plus définie par l’affrontement de deux armées sur un même territoire. En 2015, on parlait beaucoup de “champ de bataille virtuel” ou de “cyber-guerre”. Mais quand on utilise ces termes, on pense plutôt à couper les réseaux internet d’un pays pour l'empêcher de se défendre. On pense moins à diffuser des "fake news" (fausses informations) sur les réseaux sociaux.
Peut-être que le mot de "guerre TikTok" est adapté dans la mesure où la communication se trouble, s'accélère, se passe de mots et empêche le recul de l'analyse. Le rôle des algorithmes se fait de plus en plus prégnant. Mais TikTok n'est bien sûr pas le seul terrain de la guerre.
La place de la vidéo est beaucoup plus grande aujourd'hui. Elle est surtout dûe aux capacités de stockage de données numériques qui ont explosé ces dernières années.
Laura Sibony, enseignante à HEC.
Les réseaux sociaux ne sont plus seulement un canal d’information mais aussi un canal de mobilisation et d’émotion. Le phénomène est d'autant plus amplifié par la place de la vidéo est beaucoup plus grande aujourd'hui. Elle est surtout dûe aux capacités de stockage qui ont explosé ces dernières années.
TV5MONDE : La multiplication de ces vidéos change-t-elle vraiment quelque chose sur le terrain ou dans la guerre ?
Laura Sibony : On n'a pas de recul sur la guerre en Ukraine. Mais ce qui semble marquant avec l’usage de la vidéo, c’est déjà que les "deepfakes" (hypertrucages) deviennent de plus en plus performants et crédibles. La technologie des "deepfakes" s'appuie sur une intelligence artificielle qui utilise des vidéos déjà existantes. Plus il y a de vidéos, plus le "machine learning", l’intelligence artificielle à l’origine des "deepfake", va être entraîné pour créer de fausses vidéos et de fausses informations.
À (re)voir : Hypertrucage : comment les "Deepfakes" changent la réalité [À Vrai Dire]
C’est d'ailleurs la première fois qu’on voyait des “deepfakes” en réponse à d’autres “deepfakes.” Côté russe, des vidéos de Zelensky demandaient la paix. Les Ukrainiens ont soulevé la mauvaise qualité de ces vidéos. Ils ont fait eux même des “deepfakes” de Vladimir Poutine demandant la paix.
D’autre part, ces vidéos mènent à plus de mobilisation de l'extérieur tout simplement parce qu’on voit plus la guerre. Sur le terrain, la banalisation de l’outil vidéo provoque moins de distinction entre le réel et le virtuel. Tout peut être filmé à n’importe quel moment.
TV5MONDE : Zelensky s’est fait remarquer depuis le début de la guerre sur sa communication sur ses propres réseaux sociaux. Comment analysez-vous les stratégies digitales russes et ukrainiennes ?
Laura Sibony : Déjà, je ne dirais pas que l’Ukraine a forcément gagné sa guerre de communication. Cela dépend des publics. On a vu récemment des manifestations pro-Poutine en Allemagne et par la télé russe. En occident, l’Ukraine a gagné, pour le reste c’est moins sûr.
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Mais il me semble que la Russie est beaucoup dans une stratégie de censure. Beaucoup de réseaux sociaux ont été coupés. Vladimir Poutine a fait promulguer une loi rendant passible de prison toute personne qui publierait des informations contraires à sa communication. Il assume également de diffuser des informations clairement fausses, "fake news”(comme c'est le cas actuellement concernant le massacre de Boutcha, ndlr.).
L’Ukraine utilise les mêmes outils. Je dirais qu'il y a plus une stratégie de transparence et une volonté d’émouvoir.
Il faut repenser l'opacité des algorithmes et le rôle politique des réseaux sociaux par rapport aux médias traditionnels.Laura Sibony, enseignante à HEC.
Quoi qu'il en soit, cela nous amène à repenser une nouvelle éthique aux médias. Pour cela, il faut repenser l'opacité des algorithmes et le rôle politique des réseaux sociaux par rapport aux médias traditionnels.
Et pour cause, les publications qui font le plus de likes et de commentaires sont souvent les informations les plus polarisantes. Le smiley qui génère le plus de réactions sur Twitter, c’est le smiley “en colère”. Cela incite les différentes plateformes à pousser leurs utilisateurs à l'indignation.