L'innocent est le cauchemar de l'avocat, puisqu'il n'a rien à prouver. C’est pour cette raison, et parce que la justice est une activité humaine, donc faillible, qu'Innocence Project a été créé aux Etats-Unis en 1992. La version française de cette association voit le jour le 11 janvier 2013 à l’initiative de l’avocat lyonnais Sylvain Cormier. Objectif : innocenter des détenus victimes d’erreurs judiciaires.
George Allen à sa sortie du tribunal, le 14 novembre 2012
Jefferson City (Missouri), le 14 novembre 2012. Les épaules voûtées, le regard un peu perdu, mais le sourire aux lèvres, l’homme qui descend les marches du tribunal ce matin-là au bras de sa mère vient de passer trente ans derrière les barreaux. Condamné à quatre-vingt-quinze ans de réclusion pour viol et meurtre, il devait finir ses jours en prison. Mais voilà, George Allen est innocent - et le clame depuis des années. Alertés par les failles du dossier, les avocats, enquêteurs et magistrats d'Innocence Project ont obtenu la révision de son procès, et les tests ADN l’ont définitivement disculpé. Aujourd’hui, il est la 301e victime d'erreur judiciaire dont l'association a obtenu la libération. Sans expérience professionnelle, sans argent ni vêtement autres que ceux fournis par sa mère et les collectes, George Allen va devoir apprendre à vivre… à 56 ans.
Une approche globale et pragmatique
Sylvain Cormier, avocat pénaliste à Lyon
Lorsque Sylvain Cormier, avocat au barreau de Lyon, entend parler d’Innocence Project, en 2010, il est immédiatement séduit par l’approche pragmatique et globale de l'initiative, une approche inédite en France. Pragmatique, lui aussi, comme peuvent l’être les Anglo-Saxons, Sylvain Cormier part du principe que toute activité humaine génère des erreurs qui exigent un système de détection et de correction. "D’autant plus que le système judiciaire français a tendance à placer la victime au centre du processus. Qu’elle soit protégée, c’est une chose, mais que l’on puisse prendre des risques sur la démonstration de la preuve et sur la balance du procès, je trouve ça dangereux," avance l'avocat de Lyon. L’approche globale de l'initiative, aussi, le séduit. Ce projet pluridisciplinaire regroupe des intervenants de tous bords : procureurs, avocats, professeurs de droit, experts médico-légal, policiers… "En France, magistrats et procureurs ont l’habitude de travailler ensemble, mais la collaboration avec les avocats est plus difficile. D’un côté, les avocats ont tendance à se présenter comme des défenseurs de la veuve et l’orphelin contre la justice. De l’autre, les juges prennent les avocats à la légère," explique Sylvain Cormier. Or les juristes américains ne connaissent pas ce clivage. La révision du procès du 300e condamné libéré par Innocence Project, Damon Thibodeaux, n'a-t-elle pas été pilotée par un tandem procureur-avocat ? Les juristes de la version française de l'association comptent beaucoup sur cette synergie pour faire avancer les dossiers de révision.
“Le système juridique américain n’est pas plus générateur d’erreur que d’autres“
Convaincu du bien-fondé du projet, Maître Cormier l’est déjà : "Dans l’histoire de la justice moderne française, il n’y a que huit cas de révision de procès. Statistiquement, il est impossible qu’il n’y ait pas eu davantage d’erreurs judiciaires. Conclusion : c’est le système qui ne marche pas." Car la justice américaine n’est pas plus génératrice d’erreur que d’autres, même si l’enjeu y est plus lourd, avec la peine de mort au niveau fédéral et dans 33 des 50 Etats. Et pour les condamnés qui ont cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête, il y a une urgence que la société française ne connaît pas. En revanche, le système judiciaire américain semble plus enclin à l’acquittement. "En discutant avec nos confrères américains, on s’aperçoit que, chez eux, le moindre doute aboutit plus facilement à un acquittement. En France, il faut presque fournir une autre version de l’histoire, qui paraisse plus plausible que celle de l’accusation," explique Sylvain Cormier.
La France a besoin d'un Projet Innocence
“Il faut casser le moule du système et se mettre au travail“ - tel est l'objectif formulé par Sylvain Cormier. Concrètement, il s’agit de faire rouvrir des scellés trop souvent mal conservés – perdus, dégradés ou mal stockés - et donc mal exploités. En quoi l’action de Projet Innocence pourrait-il améliorer les choses ? "Systématiser les demandes peut créer une pression qui obligera la justice française à faire des efforts," estime Maître Cormier. Pourtant, si la France a vraiment besoin d’un Projet Innocence, c’est surtout que les recours en révision y sont beaucoup trop restreints. "Certes, la possibilité de faire réviser un procès dont on peut démontrer un élément nouveau existe, mais en réalité, la marge de manœuvre est extrêmement réduite," précise l'avocat lyonnais.
L'erreur judiciaire à la source
Avec plus de 300 procès révisés, Innocence Project est aujourd’hui à même de dégager des statistiques sur l'origine des erreurs judiciaires aux Etats-Unis - des statistiques qui, d'ailleurs, mènent à porter un regard critique sur les avocats, puisqu’une part non négligeable des erreurs judiciaires leur est imputable – inexpérience, mauvaise défense ou choix erroné. Or rien ne porte à croire que le système français soit plus vertueux, à une différence près, peut-être : "Le système américain est plus dur pour l’avocat, ce qui augmente peut-être le risque d’erreur. Le juge, en France, est plus interventionniste, si bien qu’un avocat, même mal préparé, peut toujours se référer à son compte rendu," explique Sylvain Cormier. Cependant, la cause numéro un de l’erreur judiciaire reste les témoins, avec plus de 75 % des cas. Dans le rôle du grand redresseur de torts : l’ADN. Ainsi Innocence Project fait-il un travail qui se rapproche de celui des enquêtes aéronautiques. "Ce n'est pas forcément le responsable qui est recherché, mais la genèse du problème pour éviter qu’il ne se reproduise."
Mettre la commission de révision au pied du mur
Pour monter des dossiers extrêmement solides, plus difficiles à débouter, Projet Innocence compte sur son approche pluridisicplinaire : constitué de cinq ou six avocats au départ, l'association reçoit désormais des appels de toute la France. Les écoles de droit s’y intéressent aussi, comme l’école des avocats de l’Institut d’études judiciaires de Lyon. En écartant le sempiternel argument "les avocats ne nous apportent pas d’éléments vraiment nouveaux", Sylvain Cormier et ses confrères du Projet Innocence entendent bien la commission de révision des procès au pied du mur.
Principales causes d'erreurs judiciaires. Statistiques Innocence Project, Etats-Unis.
L'innocent, le cauchemar de l'avocat
Avec Maître Louis Balling, avocat de Marc Machin
"Toute la difficulté réside dans la fragilité psychologique de l'accusé. A mesure de l’enquête et de l’instruction, il se rend à la terrible évidence : personne ne croit à sa vérité et il n’a pas les moyens d’interrompre le cycle infernal qui l’accable. De fait, la vraisemblance de sa culpabilité voilant les éléments à décharge, tout peut se retourner contre lui – antécédent pénal, dispute, différend financier… Le problème, pour l’avocat, c’est que les éléments qui permettent de disculper un innocent seront toujours trop insuffisants au regard des charges. Ils filent entre les doigts comme une anguille, notamment dans les affaires où les éléments techniques n’apparaissent pas, agressions sexuels et viols. C’est la parole de l’un contre la parole de l’autre. Désemparé face à l’injustice, l'innocent devient comme l’hypocondriaque, qui considère que le médecin n’a pas détecté la maladie : ni le juge, ni l’avocat, ni les policiers ne voient son innocence. Sa vérité n’a pas le même prix qu’une succession d’événements, dès lors qu’il offre le profil et les éléments d’un dossier qui semble bien ficelé. Alors il sombre dans une très grande solitude. Il risque de perdre pied et, comme Marc Machin, innocenté après 7 ans en prison, de passer aux aveux, pour se rétracter ensuite. Or s’il a menti une fois, pourquoi n’aurait-il pas menti sur toute la ligne ?"