Fil d'Ariane
“La crise mondiale de l’énergie déclenchée par l’invasion russe de l’Ukraine cause des changements profonds et à long terme qui ont le potentiel d’accélérer la transition vers un système énergétique plus durable et sûr.” Dans son rapport publié le 27 octobre 2022, l’Agence internationale de l’Énergie (AIE) explique que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une “réorientation profonde” des marchés mondiaux de l’énergie.
Cette réorientation se caractérise par le fait qu’alors que certains pays cherchent à augmenter ou diversifier leur approvisionnement en pétrole ou en gaz, beaucoup étudient une accélération de leurs changement structurels vers des énergies propres. Cependant, l’AIE met en garde contre les “fractures” entre ces pays et les pays du sud en matière d’investissement dans ces énergies. Elle réclame un “effort majeur” pour “réduire” ce “fossé inquiétant.”
Dans son rapport, l’AIE estime que les émissions mondiales de gaz à effet de serre liées à l’énergie devraient atteindre un point haut dès 2025. Est-ce que cela signifie que la transition écologique est sur la bonne voie ? Thierry Bros, professeur à Science Po Paris et spécialiste des questions énergétiques, est dubitatif. Il invite à s’orienter vers des données plus concrètes. “Est-ce qu’on a baissé nos émissions de CO2 en 2022 par rapport à 2021 ? La réponse est non”, analyse-t-il. “On a réouvert les centrales à charbon et on a remplacé le gaz russe par du GNL (Ndlr : gaz naturel liquéfié) américain et une destruction de la demande”, observe-t-il.
Dans le modèle, on peut mettre ce que l’on veut.Thierry Bros, spécialiste les questions énergétiques
Le professeur souligne également que le rapport de l’AIE se base sur des projections et des scénarios possibles. En réalité, les choses peuvent se passer différemment. “Dans le modèle, on peut mettre ce que l’on veut, estime Thierry Bros. La réalité, c’est que les émissions de gaz à effets de serre vont continuer à augmenter alors que ça devrait baisser.” Selon Thierry Bros, “les émissions de CO2 vont augmenter en Europe et pas qu’un peu.”
Le rapport constate tout de même que les hydrocarbures russes sont laissés de côté, en raison du conflit avec l’Ukraine. La “rupture” de l’Europe avec le gaz russe est arrivée avec une vitesse “que peu de personnes pensaient possible” encore en 2021, ajoute l’AIE. Et la Russie “ne parvient pas” à rediriger vers d’autres pays ses flux de gaz qui allaient auparavant vers l’Europe. Cependant, cela ne signifie pas que l’on est en mesure de se passer de pétrole. “En France, quand on a commencé à avoir un problème de raffinage, on a réquisitionné des salariés pour aller dans les unités pour raffiner l’essence dont les Français ont besoin”, rappelle Thierry Bros.
“Les marchés de l’énergie et les politiques publiques ont changé depuis l’invasion russe de l’Ukraine, pas seulement pour le temps présent, mais pour des décennies à venir”, constate le directeur général de l’AIE, Fatih Birol, cité dans le rapport de l’AIE. Lorsque la guerre entre la Russie et l’Ukraine s’achèvera, les choses redeviendront-elles comme avant ? Dans tous les scénarios étudiés par l’Agence, les niveaux d’exportation de gaz et de pétrole russe ne reviennent pas au niveau où ils étaient avant 2021.
On ne pourra pas revenir à des niveaux tels qu’on les a connus avant.Thierry Bros, spécialiste les questions énergétiques
“On ne pourra pas revenir à des niveaux tels qu’on les a connus avant, estime Thierry Bros. D’abord, parce que les gazoducs Nord Stream 1 et 2 sont hors service, et puis parce que peut-être que les Allemands ont compris qu’une trop grande dépendance envers la Russie était dangereuse." En effet, avant le début de la guerre, l’Allemagne était le principal importateur de gaz russe. “Mais je ne suis pas sûr que l’industrie allemande, ou italienne, puisse fonctionner avec un prix du gaz qui ne soit pas un prix d’ami des russes”, tempère le spécialiste des questions énergétiques.
L’AIE n’est pas responsable du climat. D’après les traités internationaux, elle est responsable de la sécurité d’approvisionnement de pétrole des pays de l’OCDE.Thierry Bros, spécialiste les questions énergétiques
Mais malgré ces efforts, les températures moyennes mondiales augmenteraient d’environ 2,5 degrés d’ici 2100, ce qui est “loin d’être suffisant pour éviter des conséquences climatiques sévères.” Par ailleurs, “des efforts internationaux majeurs sont demandés pour combler le fossé inquiétant qui se creuse entre les économies avancées et celles des pays émergents ou en développement” en matière d’investissements dans les énergies propres, ajoute l’AIE.
L’AIE, comme toutes les organisations, se verdit en montrant qu’elle s’occupe du climat, mais ce n’est pas son rôle.Thierry Bros, spécialiste les questions énergétiques
“L’AIE n’est pas responsable du climat, rappelle Thierry Bros. D’après les traités internationaux, elle est responsable de la sécurité d’approvisionnement de pétrole des pays de l’OCDE.” Autrement dit, la transition énergétique n’est pas le premier objet du cahier des charges de l’Agence. “Si nous avons besoin d’une organisation internationale pour nous occuper du climat, n’utilisons pas quelque chose qui était destiné à s’occuper du pétrole pour ça”, tempère le professeur à Science Po Paris. “L’AIE, comme toutes les organisations, se verdit en montrant qu’elle s’occupe du climat, mais ce n’est pas son rôle.”
Le spécialiste des questions énergétiques veut rester réaliste. “Beaucoup de scientifiques le disent : 2°C ça paraît extrêmement ambitieux, et quand on n'est pas sûr d’y arriver, viser 1,5°C paraît complètement aberrant”, analyse-t-il. Est-ce que cela signifie que la transition énergétique est ratée ? “Il va peut-être falloir intégrer le fait qu’on n’y arrivera pas si nous ne sommes pas prêts à faire des efforts sur nos modes de vie”, conclut Thierry Bros.