COP15 : le difficile choix des mots pour l'avenir de la biodiversité

Au cours des prochains jours, 196 nations devront s’entendre sur un plan pour freiner l’effondrement de la diversité lors de la quinzième conférence des parties (COP15) sur la biodiversité. Aperçu des négociations complexes à venir. Un récit de notre consoeur de Radio Canada, Binh An Vu Van.
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Récifs coraliens
Images de récifs coraliens au large de l'Australie. Les récifs qui abritent une large biodiversité sont menacés par le réchauffement climatique.
AP Photo/Sam McNeil
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"Le processus a été long", résume Basile Van Havre, coprésident du groupe de travail sur le cadre mondial de la biodiversité pour l’après-2020. "On ne souhaite à personne d’entreprendre des négociations internationales en pleine pandémie."

Celles qui s’amorcent à Montréal sont en effet le point culminant de plus de deux ans de travail pour la création d’un nouveau cadre mondial pour la biodiversité, un plan qu’on espère ambitieux comportant une série d'objectifs et de cibles à atteindre d’ici 2030 pour stopper la perte de la diversité de la vie sur la planète.

Ce sommet devait en effet avoir lieu en 2020 à Kunming, en Chine, et a été reporté quatre fois à cause de la pandémie, causant frustrations et inquiétudes, avant d’avoir été déménagé à la dernière minute à Montréal. "On a été interrompus à mi-course et il a fallu repartir la machine en janvier", a résumé Basile Van Havre. Pour reprendre les discussions, la Chine a ouvert la première partie de la COP15 dans un événement en grande partie virtuel en octobre 2021, où les parties avaient alors adopté la déclaration de Kunming, renouvelant leur intention de créer un nouveau cadre mondial pour la biodiversité.

La dernière ronde de négociations s’est tenue à Nairobi en juin dernier. Plusieurs avaient alors dénoncé la stagnation des discussions : "Il faut rappeler que beaucoup de négociateurs étaient nouveaux. Il a fallu reprendre contact, remettre les choses en place. C’est un peu normal que nous soyons arrivés avec ce texte un peu monstrueux, qui avait plus de 1800 crochets".

Le texte entre crochets dans le cadre mondial est le texte sur lequel les pays ne s’entendent pas encore, qui ne fait pas consensus, qui reste à négocier. "Ce n’était pas une étape extraordinaire […] les gens avaient besoin de mettre sur papier leurs points." Depuis, plusieurs séances de travail ont permis de simplifier le texte.

C’est pour cela que les négociations s’annoncent tendues, selon Eddy Pérez, directeur de la diplomatie climatique internationale Réseau action climat Canada. Non seulement l’enjeu est grand, mais le temps presse : "On parle d’objectifs pour la décennie, on parle de la décennie, mais on est déjà en fin 2022. Il va falloir implanter ces objectifs-là en accéléré si on veut vraiment se rendre en 2030 avec un bilan positif sur la mise en œuvre des politiques en matière de biodiversité." Aussi, c'est une COP qui a lieu alors que le monde vit une série de crises, une série de tensions géopolitiques.
 

Le mot Restauration par exemple fait l’objet de conversations très animées, il n’y a pas d’accord général. Parce qu’il faut du temps pour restaurer un écosystème. À partir de quel moment peut-on dire qu’un écosystème est restauré.
Andrew Gonzalez, chercheur à l’Université McGill, spécialiste de la biodiversité.

Enlever les crochets

Pour bien comprendre la complexité de ces négociations, il faut comprendre que protéger la biodiversité n’est pas une mince tâche. Alors qu’il est possible de résumer l’état du réchauffement climatique en une cible claire de 1,5 degré, aucune cible unique ne saurait résumer l’état de la biodiversité partout sur la planète. C’est pour cela que le nouveau cadre mondial comprend quatre grands objectifs, et pour les réaliser, 22 cibles à atteindre. Dans la dernière ébauche déposée cet été, plus de 900 passages sont encore entre crochets sur 27 pages, c’est plus de 80 % du texte. Sur les 22 cibles, seulement 2 n’ont aucun crochet, et sont prêtes à être adoptées. Par exemple, voici un extrait du premier des quatre grands objectifs, l’objectif A, le cœur du nouveau cadre mondial :

[À compter de maintenant], l’extinction causée par l’homme de [toutes les espèces [connues] [menacées] est freinée [d’ici à 2030] [d’ici à 2050], [[et] le risque d’extinction est réduit [d’au moins [10] [20] [25] pour cent] d’ici à 2030 et [éliminé] [réduit [au minimum] [de 50 pour cent] [de moitié] d’ici à 2050,] et [l’état de conservation] [la population moyenne] [l’abondance] [et la répartition] [des populations épuisées de] [de] toutes les espèces [sauvages et domestiquées] [indigènes] [menacées] est [augmenté[e]] [ou maintenu[e]] d’au moins [10] [20] pour cent d’ici à 2030 et] [augmentée pour atteindre un niveau sain et résilient d’ici à 2050].

Pour certains crochets, les pays doivent encore définir leur ambition. C’est politique. Mais d’autres crochets sont plutôt liés à l’interprétation des termes scientifiques. "Il y a encore de la confusion sur la définition de termes très simples", explique Andrew Gonzalez, chercheur à l’Université McGill et coprésident du groupe GEO-BON, un regroupement international de près de 2500 experts en biodiversité.

"Le mot Restauration par exemple fait l’objet de conversations très animées, il n’y a pas d’accord général", raconte Andrew Gonzalez. "Parce qu’il faut du temps pour restaurer un écosystème. À partir de quel moment peut-on dire qu’un écosystème est restauré. Lorsqu’il atteint un niveau de diversité, de richesse d’espèces, de maturité? Et le coût imposé par cette restauration va varier selon la définition de ce qu’on considère comme restauré ou non?"

Autre exemple, la cible 3, la plus en vue de ce cadre mondial est encore en grande partie à négocier :

Faire en sorte et permettre qu'au moins [30 pour cent] de [tous les [---] et de [---]] [au niveau mondial] [au niveau national] en particulier [des zones clés pour la biodiversité [, des zones d'importance écologique ou biologique, des écosystèmes menacés] et d'autres] zones d'importance particulière pour la biodiversité [et les fonctions et services écosystémiques] soient [effectivement] conservées…

 

"Le chiffre est encore entre crochets. Et qu’est-ce qu’on veut dire lorsqu’on parle d’une conservation efficace? Comment va-t-on mesurer ça?"demande Andrew Gonzalez.

L’équipe d’Andrew Gonzalez s’est donné pour mission d’éclaircir un maximum de définition scientifique avant la COP15. Il multiplie les rencontres virtuelles, les documents de référence, les séances de question afin d’aider les membres des parties à bien comprendre ce sur quoi ils s’engagent : "Ce qu’on souhaite c’est d’enlever un maximum d’obstacles, afin que les parties n’aient pas peur de s’engager sur des cibles ambitieuses, raconte Andrew Gonzalez. On veut que les parties comprennent ce qu’il y a sur la table, afin qu’ils puissent en discuter, puis améliorer leurs propositions."

Mesurer les progrès, pour réaliser les objectifs

Pendant les prochains jours, les parties passeront de longues heures à débattre des mots. Car le choix des mots est capital pour l’avenir de la biodiversité. Car une fois l’accord signé, les pays devront réaliser ces objectifs, rapporter et mesurer leurs progrès. Et ces rapports sont pris en charge au secrétariat de la biodiversité biologique, situé au centre-ville de Montréal. "La COP14 a reconnu qu’un des problèmes était notre capacité à faire le suivi des progrès et des interventions", explique Jillian Campbell, responsable du suivi, des révisions et des rapports à la Convention sur la diversité biologique.

Il est admis que le cadre mondial précédent, celui signé à Aichi en 2010, a en partie échoué parce que ses objectifs étaient peu chiffrés, et aucune façon de mesurer les progrès n’était définie. "Cela se reflète dans les rapports nationaux, observe Jillian Campbell. Les pays emploient beaucoup d'approches différentes, plusieurs indicateurs différents, et c’est très difficile pour nous d'obtenir un portrait mondial sur les avancées faites sur les différentes cibles".

C’est pour ça que l’équipe de Jillian Campbell développe un cadre mondial de suivi, qui sera aussi négocié à Montréal. Une façon commune de mesurer, que tous les pays devront adopter une liste de mesures, ce qu’on appelle des indicateurs. "Ce qu'on cherche à faire, c'est de créer les indicateurs relativement simples à implémenter. Où les données sont accessibles à tout le monde et où la méthodologie scientifique est disponible."

Comme indicateur, il faudra bien sûr mesurer les risques d’extinction, le nombre d’espèces en péril. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut des indicateurs pour chaque cible, et parfois des dizaines d’indicateurs pour véritablement mesurer l’évolution d’une cible.

Jillian Campbell a envoyé aux parties une première proposition d’indicateurs, une liste de plusieurs centaines de mesures possibles. "Nous avons reçu plus de 10 000 commentaires sur notre liste, c’était beaucoup de travail. Nous avons surtout reçu le message qu’il nous fallait établir des priorités, simplifier la liste", se rappelle-t-elle.

Depuis, il y a plusieurs rencontres entre les parties, et des experts comme Andrew Gonzalez, pour choisir les indicateurs les plus importants, les meilleures mesures de la biodiversité, mais aussi ceux que les pays pourront de manière réaliste appliquer sur leur territoire. "Il y a tout un processus bien fait qui évalue les indicateurs un à la fois, et on fait un tri des indicateurs à partir d’une base scientifique. Donc, est-ce que nous avons les données pour les calculer? Est-ce que les calculs ans sont relativement faciles à faire?", explique Andrew Gonzalez. "Aussi, il faut se rappeler que ce n’est pas tous les pays qui ont les moyens de prendre des mesures sur le terrain et faire ces calculs complexes, et c’est important de tenir compte de cette hétérogénéité."

La liste d’indicateurs doit donc être négociée en lien étroit avec le texte du cadre mondial. "Les ambitions sont étroitement liées aux capacités de mesurer. C’est toujours dans la réflexion des délégués pendant les négociations. Si on promet quelque chose, est-ce qu’on sera capable de le mesurer, et d’établir qu’on a fait du progrès?", résume Andrew Gonzalez.

Encore aujourd’hui, plusieurs indicateurs et cibles posent problème. Par exemple, l’objectif 6 :

Réduire [leur] [taux d'] [introduction [d'au moins 50 pour cent]  et [réduire]/[atténuer] leur [couverture et] leurs impacts [, en soutenant l'innovation et l'utilisation de nouveaux outils] [d'au moins 75 pour cent].

"Comment allons-nous mesurer ces 50 %, et ces 75 %, à partir des indicateurs dont nous disposons?", demande Jillian Campbell. "Si nous ne mesurons que les événements d'introduction d’espèces invasives, nous n'aurons aucun moyen de dire de combien nous réduisons leur impact. Nous ne pourrons donc pas commenter sur ces 75 %." Sans bon indicateur, difficile d’avoir un accord chiffré, fort. "Voulez-vous garder le nombre dans l’accord, et que les parties développent un texte justificatif avec leurs propres indicateurs? Ou voulez-vous supprimer le nombre? C'est en ce moment vivement discuté."

Après des mois d’échange avec les parties et les scientifiques, le cadre de suivi comprend à présent 40 indicateurs principaux, essentiels. Ils sont accompagnés de plus de 300 indicateurs optionnels. Il demeure de la confusion autour de ces indicateurs, certains pays estiment qu’il y en a trop, que certains sont trop complexes à mesurer. "Ce qui est important à savoir, c'est que la liste qu'on va choisir en décembre, ça va être une première liste. On va se mettre d'accord sur des indicateurs. Mais pendant 2023, il y aura tout un travail avec des experts pour raffiner le processus.

Le financement est au cœur des ententes pour la protection du climat et pour la biodiversité.
Eddy Perez, directeur de la diplomatie climatique internationale pour le Réseau action climat Canada.

"Si on arrive à faire un accord qui nous permet de savoir quels progrès on fait au cours des huit prochaines années, ça sera déjà un grand pas et ça permettra à ceux qui viendront après nous de corriger le tir", résume Basile Van Havre.

Quelques nœuds

 

Aussi, au cœur des négociations, il y aura d’autres enjeux, notamment celui du financement du cadre mondial. "Par ailleurs, il faut aussi comprendre que la situation financière aujourd'hui a changé. On n'est plus dans le monde des années 1970 où le seul bailleur de fonds était les États. On est dans un monde qui est beaucoup plus complexe. Tous les États ont un rôle, mais aussi les banques de développement multilatérales, la Banque mondiale. Le secteur privé, la philanthropie. Et donc, il s'agit d'amener notre communauté à considérer une solution financière plus large et plus complexe et plus à long terme", note Basile Van Havre.

Eddy Pérez ajoute : "Le financement est au cœur des ententes pour la protection du climat et pour la biodiversité." À cela s’ajoute l’enjeu de justice entre les pays du Nord et du Sud qui était central lors des discussions de la COP27 sur le climat : "Les délégués des pays du Sud avaient des intentions similaires à ce qu’on a vu en Égypte, croit Eddy Pérez. "Il faudra aider les États insulaires, les pays du continent africain, d’Amérique latine, à mettre en place leurs politiques en matière de protection de la biodiversité."

Pour Basile Van Havre aussi, cette notion de justice nécessaire dans le nouveau cadre : "Ce qu'on doit avoir maintenant, c'est un cadre qui est équilibré et qui donne tout autant des progrès du côté de la conservation de la nature, mais aussi du bien être des populations et de la façon dont ces populations pourront se développer d'une manière juste parmi nous. Il est clair que dans de nombreux pays développés, en particulier en Europe, ont bénéficié de la nature depuis des générations pour créer un bien être social et une richesse qu'il serait très difficile de ne pas permettre à certains pays en développement de ne pas faire le même chemin. Alors, comment est-ce qu'on peut arriver à naviguer au travers de ça?"

Vers un accord positif

"À Montréal, les négociateurs devront en arriver à un consensus. Retirer tous les crochets. Parfois, c'est un peu décevant parce que tout est entre parenthèses", soupire Andrew Gonzalez. "Mais c'est tellement beau ce qui est là en ces pages-là : un accord à l’international pour la nature, il faut communiquer le positif qui est derrière ça."

Pour freiner la perte de biodiversité, cet accord vise l’utilisation durable de la biodiversité, un aménagement du territoire qui tient compte de ses besoins. Il encourage une diminution du gaspillage alimentaire; des mesures légales pour inciter les entreprises à mieux agir pour la biodiversité, et une représentation diverse pour la prise de décision, qui inclut les peuples autochtones. Il y a aussi ces grands chiffres : protéger 30 % du territoire pour 2030, restaurer 20 % des terres, réduire des deux tiers l’usage des pesticides, réduire de 500 milliards de dollars les subventions néfastes pour la biodiversité.

"Cent quatre-vingt-seize pays vont se mettre autour d'une table pour dire non à l'effondrement de la nature. Oui, on souhaite quelque chose de très ambitieux. Mais si on arrive à faire un grand pas vers cette ambition, c'est positif. On peut construire, on peut bâtir sur ça", espère Andrew Gonzalez.

"Je dirais qu'on a maintenant sur la table tous les blocs de Lego qui sont nécessaires", résume Basile Van Havre, optimiste. "Et notre succès dépend de la volonté des négociateurs de travailler ensemble pour assembler ces blocs de Lego dans un cadre mondial qui nous permettra d'aller de l'avant."

"Je pense que les pays ont l'ambition d'avoir un résultat positif. Je n'ai entendu personne dire qu'ils ne voulaient pas d'un accord, ce qui est un changement. Et avec du temps, avec de la bonne volonté, de l'écoute et du leadership de nos ministres. On va avoir un accord positif", note Basile Van Havre.