« Les entreprises qui se lancent dans ce programme s’engagent sur plusieurs années ; cela leur permet de réduire durablement leur empreinte carbone », explique Marco Bustamente, ingénieur à Nature Service. Cette société de conseil aide les entreprises péruviennes à baisser leurs émissions polluantes et compenser leurs surplus d’émissions. Nature Service joue ensuite le rôle d’intermédiaire avec les villages amazoniens pour l’achat de crédits-carbone forestiers.
C’est en 2008, pour lutter contre le réchauffement climatique qu’est imaginé dans le cadre de mécanisme post-Kyoto le programme REDD. Un moyen, selon ses promoteurs, de baisser la pollution atmosphérique en permettant à des entreprises ou à des Etats de compenser leurs émissions de CO2 en investissant dans des projets de protection de la forêt ou de reboisement. Les études indiquent en effet que la déforestation est responsable de 15 à 20% des émissions de gaz à effet de serre. Au Pérou, ce taux atteindrait 47%
[2]Ruée vers l’Amazonie
Gerpal, entreprise de construction péruvienne, a bénéficié des conseils de Nature Service. Elle a investi dans la forêt amazonienne pour mettre au point le premier projet de construction du pays neutre en carbone : une tour de bureaux de vingt étages.
« Toutes les émissions polluantes ont été compensées […] via la protection de la forêt », vante son directeur, Sandro Trosso.
Avec ses 600 millions d’hectares de forêt, l’Amazonie est ce que l’on appelle un
« puits de carbone ». Ses arbres stockent à eux seuls près de 2 milliards de tonnes de CO2 par an. Une gigantesque réserve qui représente 20% du carbone mondial. Au Pérou, 60% du territoire est couvert par la forêt mais en 50 ans elle a perdu un cinquième de sa superficie. Or, la déforestation impose une double peine à la planète : en plus de la priver d’une fabuleuse capacité d’absorption des émissions de gaz à effet de serre, la coupe des arbres libère dans l’atmosphère le carbone stocké.
Le mécanisme REDD+ est présenté comme une solution à ce problème et est censé profiter aux populations locales. Dans le cas de Gerpal par exemple, les villageois de la petite communauté de Diamante, près du Parc national du Manu dans le Madre de Dios, recevront des fonds durant les cinq prochaines années
[3]. En échange, ils s’engagent à protéger 17 hectares de forêt.
Un mécanisme rendu possible par le marché du carbone qui confère une valeur financière aux arbres. Les hectares de forêt sont transformés en crédits-carbone - chaque crédit correspondant à 1 tonne de CO2 capturé. Le prix de la tonne varie lui entre 5 et 20 dollars.
En mars 2013, Walt Disney a ainsi acheté 3,5 millions de dollars de crédits-carbone en Amazonie, équivalant à 437 000 tonnes de CO2. « La compagnie a payé les crédits sept fois plus que leur valeur sur le marché » se félicite le gouvernement péruvien sur le site du Ministère de l’Environnement.
Une efficacité discutée
Mais qu’est-ce qui pousse certaines entreprises péruviennes et transnationales à s’inquiéter de leurs émissions polluantes, alors qu’aucune norme ne les force à agir ainsi ? Pour M. Bustamante il s’agit de se démarquer dans
« un marché de plus en plus compétitif ». « Ce genre d’initiative compte car le réchauffement climatique inquiète le monde entier », explique-t-il. Mais cela n’est pas tout. Il assure que ses motivations sont aussi environnementales. Il y voit l’occasion d’obtenir
« sur le long terme » un engagement écologique des entrepreneurs de son pays.
Par exemple, l’entreprise de construction Gerpal s’est investie dans un vaste projet de réduction de ses émissions grâce à l’utilisation de matériaux de construction non-polluants et recyclables. La compensation via les crédits-carbone ne vient qu’en dernier recours, pour compenser des émissions qui ne peuvent être réduites en amont.
« Nous sommes sélectifs : nous ne pouvons pas travailler avec une entreprise qui fait n’importe quoi et qui décide au final de compenser », explique M. Bustamante. Pas sûr que ce soit la ligne de conduite de la majorité des entreprises.
Beaucoup d’organisations non gouvernementales en doutent et alertent face à un mécanisme jugé
« inefficace » et
« aux effets socio-environnementaux dangereux ». Marchandisation de la nature, logique capitaliste, soutien à des projets non vertueux comme les plantations d’huile de palme, atteinte aux droits des populations locales - en particularité les communautés indigènes- : les craintes ne cessent de se multiplier
[4].
« C’est un fausse solution qui scientifiquement ne marche pas. On ne peut pas compenser l’émission d’une tonne de carbone fossile dans l’atmosphère par le stockage temporaire dans les arbres », s’indigne Sylvain Angerand, des Amis de la Terre. Et met en garde :
« Le puits de carbone peut très vite se transformer en source de carbone et augmenter d’autant les effets du changement climatique. Les arbres, en cas de stress, relâchent du carbone, par exemple en période de sécheresse ». Selon lui, le REDD doit être accompagné d’une réelle politique de lutte contre l’augmentation des émissions. Il devrait être lié à une taxe sur les entreprises polluantes et non pas à des crédits-carbone qui permettent aux entreprises de continuer à polluer.
D’autant que le REDD est porté par les grosses industries, en particulier
« les industries extractives, pétrolières ou minières », rapporte Sylvain.
« Au Pérou par exemple, Engie (ex-GDF Suez) ou encore Vinci font de la compensation carbone ». Ce qui n’empêche pas le géant français de l’énergie Engie de continuer à faire tourner sa trentaine de centrales à charbon à travers le monde. Une étude le classe à la troisième place dans la liste de flotte de centrales à charbon les plus polluantes du monde.
[5]Menace sur les communautés indigènes.
Mais ce qui inquiète le plus au Pérou, ce sont les répercussions sur le droit des populations indigènes. Alberto Pizango, l’ex-président de l’AIDESEP – association interethnique de développement de l’Amazonie
[6]- compare l’engouement du REDD et de ses crédits-carbone à la fièvre du caoutchouc au début du XXème siècle et dénonce la
« piraterie du carbone ».Il y voit une nouvelle pression sur le territoire alors que 75% de l’Amazonie péruvienne est déjà sous concession
[7] pétrolière ou gazière. Des concessions qui empiètent sur des zones d’une immense biodiversité où vivent des communautés indigènes.
« Il y a un problème juridique, le droit sur le carbone se superpose au droit international, national et aux droits des populations indigènes. […] On assiste à une forme de dépossession territoriale». Les organisations autochtones ont publié un document intitulé
« REDD+ Indigène » pour définir leurs propres règles. Un programme de lutte contre la déforestation qui serait strictement déconnecté du marché du carbone.
Pour l’heure, le REDD+ au Pérou est un
« immense chantier en construction », nous confie Suyana Huamani de l’ONG péruvienne DAR. Participation d’Etats, de multinationales, d’entreprises locales via des fonds ou des crédits-carbone
, « le plus grand flou règne ». Sans garde-fous bien établis, les risques de dérives sont réels. Le marché du carbone est estimé à hauteur de milliards d’euros et les plus gros pollueurs ont bien compris qu’ils pouvaient en tirer profit. Entre
« greenwashing » ou réel engagement de réduction des gaz à effet de serre, le système se montre bancal et à double tranchant pour les communautés indigènes.
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[1] Nom complet : Réduction des émissions de CO2 dues à la déforestation et la dégradation des forêts dans les pays en développement. L’ajout du « + » correspond à la prise en compte de l’augmentation
des stocks de carbone. Il est indirectement lié au marché du carbone.
[2] Source : Ministère de l’Environnement Péruvien (Minam)
[3] Le montant ne nous a pas été communiqué
[4] Voir la déclaration du Durban sur le REDD signée par des activistes et plus de 70 ONG internationales dont Les Amis de la Terre et Attac, « contre la privatisation et le pillage de la nature »
[6] Regroupe des fédérations représentant 64 peuples autochtones d’Amazonie.
[7] Journal El Comercio sur données de l’Atlas « Amazonie sous pression ».