Fil d'Ariane
Depuis la fermeture le 31 mars dernier de l'aéroport d'Orly, au sud de Paris, les rares vols vers l'Outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) décollent de celui de Roissy-Charles de Gaulle au nord de la capitale française. Ils sont, mécaniquement, assurés par Air France, seul transporteur (ou presque) opérant depuis cet aéroport. Et ce n'est pas sans conséquences.
Dans le petit monde du transport aérien, la nouvelle a fait l'effet d'une "bombe". Pour l'aider à affronter la crise du coronavirus, l'avionneur Air France/KLM va recevoir un total de 7 milliards d'euros directement de l'État français, mais aussi des banques sous forme de prêts. Le gouvernement français est actionnaire minoritaire au sein de la compagnie Air France, tout comme l'État néerlandais dans KLM. La Commission européenne a donné son feu vert à l'opération ce lundi 4 mai 2020.
Ce dernier pourrait dans la foulée, soutenir financièrement KLM avec un apport estimé entre 2 et 4 milliards d'euros. Dans un communiqué, Pascal de Izaguirre, le PDG de la compagnie aérienne Corsair International, a très vite réagi contre cette aide réservée à une seule compagnie.
Il appelle l’État à soutenir tous les transporteurs français, sans exception, face à la pandémie de Covid-19. Sans quoi, il redoute un "tsunami économique", notamment la disparition de sa compagnie, avec à la clef, 1 200 employés sur le carreau.
Il estime aussi qu'Air France ne pourra pas absorber à elle seule le volume "de sièges laissés vacants ou faire face aux besoins de tous les tour-opérateurs". En bout de chaîne, selon lui, ce sont les compagnies étrangères comme British Airways et Lufthansa, qui récupèreront le marché.
Chez Air France/KLM, cet apport d'argent frais est, évidemment, bien accueilli car, il devrait permettre à la marque franco-néerlandaise de passer à terme la crise du Covid-19. Les prêts accordés sont censés être remboursés sine die. "Il n'y a aucun chèque en blanc" a déclaré, Elisabeth Borne, la ministre française de la Transition écologique sur la radio Europe 1, le 27 avril 2020.
Cet apport interpelle également, au moment où la compagnie est accusée de profiter d'une situation de monopole de fait en Outre-mer en cette période de crise sanitaire. Qu'en est-il ?
Interrogée sur ce point, Air France, dément catégoriquement. "Nous n'empêchons pas nos concurrents de voler sur ces destinations", soutient Christophe Boucher, le directeur de la division Cargo de Air France/KLM. Le fait que ces compagnies soient habituellement localisées à l'aéroport d'Orly, n'est pas, selon lui, une excuse valable. "Si ces compagnies voulaient décoller de l'aéroport Charles de Gaulle, elles pourraient le faire !" Concernant la traversée de l'Atlantique, Air Caraïbes et Corsair, dont les avions sont pour l'instant cloués au sol à Orly. Rien n'est moins sûr, puisque selon nos confrères du journal Les Échos la plate-forme aéroportuaire d'Orly, partenaire des deux compagnies privées qui desservent la Caraïbe, pourrait ne pas rouvrir avant l'automne. Air Caraïbes et Corsair seraient de facto amenées à transférer toute leur logistique, déjà installée depuis des années à Orly, vers Roissy, avec le coût attenant. Non ! répondent ces opérateurs. Corsair et Air Caraïbes font partie des neuf compagnies signataires d'une lettre ouverte datée du 6 mai 2020, et demandant la réouverture de la plateforme d'Orly dès le 26 juin prochain. Ces compagnies dénoncent une situation "pas tenable, ni pour nos clients d'abord, ni pour nos personnels, ni pour la survie de nos compagnies", précise le communiqué.
Chez Air France, on rappelle que 90% du fret de sa compagnie est transporté aujourd'hui dans les soutes des vols commerciaux. Une façon de faire qui s'est mise en place, globalement et progressivement, après la crise financière mondiale de 2008.
Cayenne (1 vol/semaine)
Fort-de-France (2 vols/semaine)
Pointe-à-Pitre (2 vols/semaine)
Saint-Denis de La Réunion (1 vol/semaine)
Saint-Denis de La Réunion (2 vols/semaine)
Hervé Marodon, président du Syndicat des transitaires de la Réunion (TLF)
Et c'est Air Austral -compagnie contrôlée par les collectivités locales de la Réunion, qui prolonge ensuite ce vol cargo entre La Réunion et l'île voisine, Mayotte.
Dans les conditions actuelles, le fret, "c'est toujours plus de débrouillardise", selon Hervé Marodon. "Sur les sièges, dans les avions, on a remplacé les passagers par des colis !". La direction de la sécurité de l'aviation civile a accordé des dérogations pour cela. Ce qui permet de faire venir entre 5 et 11 tonnes de fret supplémentaires par vol.
D'une manière générale, en raison de la crise du Covid-19, et selon l'Association internationale du transport aérien (AITA), ces volumes de fret ont chuté de 15,2% en mars 2020 par rapport à mars 2019.
"Le prix du kilo de fret (le prix moyen au kilo du fret est de 2 euros et varie en fonction de la nature du produit ou sa destination, ndlr) a parfois presque doublé, mais, il faut être réaliste, ce sont des logiques de fret sans passagers. On n'a pas vraiment le choix !", souligne Hervé Marodon. Et d'ajouter, qu'il "ne croit pas que l'arrivée d'un autre opérateur aérien de fret change la donne."
"Un avion de passagers a un coût d'exploitation. Si vous arrivez à amortir ce coût, avec des passagers et du fret et que soudain vous n'avez plus de passagers, le problème reste le même", rappelle-t-il. "Qu'il y ait un ou plusieurs opérateurs aériens ne fera pas baisser les prix", selon lui.
Air France : "Sur certaines lignes, le coût du fret a effectivement augmenté de 100 à 120% quand il n'a pas carrément été multiplié par trois", insiste @GabrielServille (GDR).#DirectAN #COVID19 pic.twitter.com/EnmztlgTss
— LCP (@LCP) April 23, 2020
Même critique, chez Gabriel Serville, député GDR (groupe de la gauche démocrate et républicaine) de Guyane qui indique qu'Air France "profite abusivement de sa situation de monopole (...) de manière scandaleuse sur du matériel médical et paramédical". Il répondait à Jean-Baptiste Djebbari, le secrétaire d'État aux Transports, interpellé à l'Assemblée nationale sur le sujet, et qui a défendu la position d'Air France/KLM.
"Les prix pratiqués par Air France concernant l'affrètement des avions sont trois fois inférieurs au prix du marché", martelait, la semaine dernière, le secrétaire d'État.
Interpellée sur le sujet à l'Assemblée nationale, Annick Girardin, la ministre des Outre-mer dit elle, autre chose. La crise sanitaire "a en effet une influence, une conséquence sur les coûts du fret aérien national et international."
.@sebastienjumel (GDR) alerte le Gvt sur la situation "très préoccupante" du fret aérien à destination des territoires d'outre-mer, menaçant leur économie et leur approvisionnement. Il demande au Gvt d'assurer un service de fret à prix régulé. #QAG #DirectAN pic.twitter.com/55uUREoMlx
— Assemblée nationale (@AssembleeNat) May 5, 2020
Et d'ajouter : "Vous avez raison, c'est deux fois, trois fois le prix", en réponse au député Sébastien Jumel (GDR).
Le député martiniquais Serge Letchimy avait exigé, il y a quelques semaines, dans une lettre adressée à Annick Girardin, qu'une "grille tarifaire (du fret) raisonnable" soit arrêtée.
L'ancien président de la Région Martinique rappelle aussi que les "mesures exceptionnelles" prises en ce moment doivent "éviter toute incidence sur des produits de première nécessité achetés par les consommateurs déjà en grande difficulté". Tous ont soutenu la mise en garde de Jean-Claude Florentiny, le président du Syndicat des commissionnaires en douane et transitaires de Martinique (SCDTM).
Lanceur d'alerte dans ce dossier, il dénonce l'attitude d'Air France en démontrant que "les produits alimentaires, dont le frais, n'échappent pas à cette augmentation des tarifs de la compagnie". Il cite des cas de commerçants en épicerie fine qui ont vu le prix du fret multiplié par deux sur des produits à DLC (date limitation de consommation) courte, autrement dit, des produits comme les yaourts, le fromage, avec une date limite de consommation particulièrement rapprochée.
Il cite aussi le cas très troublant de Jacques Crozillac, un éleveur guadeloupéen de poulet de chair, interrogé, tout récemment, dans le cadre d'une enquête du journal télévisé de Guadeloupe 1ère.
Factures à l'appui, cet entrepreneur évoquait un devis daté du 24 février 2020 (avant la période Covid-19) qui affichait un prix du fret aérien arrêté à 2.515,50€ pour l'acheminement en Guadeloupe de 6.500 poussins. À l'arrivée, sur la facture définitive du fournisseur, en date du 9 avril 2020, le total du fret aérien est passé à 7.046€. Soit une augmentation de 280%.
Pour Jean-Claude Florentiny, en pleine crise Covid-19, c'est l'inverse qui devrait se produire. Il plaide pour un tarif du fret adapté, plutôt à la baisse, qui tient compte de la situation sanitaire de crise (voir entretien vidéo).
De son côté, la Région Guadeloupe, regrette les "tarifs très augmentés" d'Air France, qui pénalise, selon elle, l'exportation des melons produits dans l'île. L'exécutif régional a d'ailleurs annoncé le déblocage de plus de 350.000 euros pour soutenir la filière. Une position tempérée par Louis Collomb, le président du syndicat des commissionnaires en douane et transitaires de Guadeloupe (SCDTG). Pour lui, il faut aussi tenir compte du fait que c'est la fin de saison pour ce fruit en Guadeloupe. De son point de vue, le melon guadeloupéen n'est plus "compétitif à cette période de l'année face aux melons concurrents" produits au Maroc, en Espagne et dans le sud de la France".
Depuis samedi, trois bateaux de la Marine nationale transportant un total de plus de 190 tonnes de fret, ont pris, au départ de la Réunion, la direction de Mayotte. Ils acheminent sur place du riz, du matériel sanitaire, des ventilateurs pulmonaires, des visières en plexiglas. L'île de Mayotte est, depuis le lundi 27 avril, le territoire ultramarin français le plus touché par l’épidémie avec 650 cas confirmés.