Fil d'Ariane
A son tour, l’Amérique latine est touchée par l’épidémie de Covid-19. Au mois de mai, les morts ont doublé à Lima au Pérou, triplé à Manaus au Brésil - la métropole amazonienne aux 1,7 million d'habitants. Aujourd’hui, la région totalise 747.247 cas (bilan établi par l'Agence France Presse le 25 mai) dont la moitié au Brésil, pays le plus touché avec 374.878 cas (selon les données recueillies par la John Hopkins University le 26 mai).
"L'Amérique du Sud est devenue un nouvel épicentre de la maladie. Nous voyons le nombre de cas augmenter dans de nombreux pays sud-américains. L'inquiétude concerne beaucoup de ces pays mais clairement le plus affecté à ce stade est le Brésil", a déclaré le responsable des situations d'urgence de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Michael Ryan, lors d'une conférence virtuelle depuis Genève vendredi 22 mai.
La pandémie a été aggravée par un système hospitalier défaillant - par manque de fonds, et par des systèmes économiques ayant bien moins de ressources que l’Europe ou l’Amérique du Nord. La santé publique est une des grandes oubliées des budgets nationaux (3% du PIB au Mexique ou 1,7% au Venezuela, contre la moyenne de 6,6% de l’OCDE), d’où l’inadaptation des infrastructures et du matériel médical pour gérer la crise sanitaire actuelle.
Mais la réponse politique a parfois été inadaptée ou prise trop tardivement comme nous l’explique le professeur Didier Pittet, infectiologue et épidémiologiste aux Hôpitaux universitaires genevois en Suisse. "Il faut bien que le virus arrive à un endroit, à un moment donné. Et ce moment donné, on n’est pas toujours capable, il faut le dire la plupart du temps, de l’identifier."
Le Brésil compte près de 375.000 cas et 24.000 morts pour 210 millions d'habitants, selon l'OMS, ce qui le place au 2e rang mondial pour le nombre de cas, derrière les Etats-Unis et avant la Russie depuis le 25 mai. Le seuil des 20.000 morts a déjà été franchi, selon un décompte de l'AFP.
"La majorité des cas sont recensés dans la région de Sao Paulo (...) mais les taux de prévalence (le nombre de personnes souffrant d'une maladie particulière à un moment donné par population exposée au risque de cette maladie, ndlr) les plus élevés sont dans l'Etat d'Amazonas, où environ 490 personnes pour 100.000 habitants sont infectées, ce qui est assez haut", a ajouté Michael Ryan de l’OMS.
Le 19 mai, le Brésil a dépassé pour la première fois le cap des 1.000 morts par jour du coronavirus. Le ministère de la Santé a annoncé mardi soir 1.179 décès. Et les unités de soins intensifs des hôpitaux des Etats de Sao Paulo, Rio de Janeiro (sud-est), du Ceara, d'Amazonas ou du Pernambouc (nord et nord-est), sont très proches de la saturation.
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Avant l'arrivée de la pandémie, à Manaus, la capitale de l'Etat d'Amazonas, il y avait en moyenne 30 morts par jour, désormais c'est une centaine. Le 2 mai, le maire a même fait appel à Greta Thunberg. "Nous avons besoin d'aide. Il faut sauver les vies des protecteurs de la forêt, les sauver du coronavirus. Nous sommes face à un désastre, une barbarie", a indiqué l'édile Arthur Virgilio Neto sur Twitter, dans une vidéo en anglais adressée à la célèbre adolescente.
With much humbleness and for all the Amazonas state does for the world in relation to the enviroment, I requested the enviromental activist @GretaThunberg with all her influence in order to help combat the coronavirus. pic.twitter.com/Y3g1QBMDUY
— Arthur Virgílio Neto (@Arthurvneto) May 2, 2020
Sao Paulo, capitale économique du Brésil avec 46 millions d'habitants, a recensé à elle seule 5.363 décès, soit près d'un tiers des morts de tout le pays, pour près de 69.000 cas. Quant à l’État de Rio de Janeiro, il est le deuxième pour le nombre de décès, avec 3.237 morts et 30.000 cas confirmés. Ces États ont décrété le confinement de leur population, mais sans mesures coercitives.
Le président Jair Bolsonaro continue de critiquer les mesures de confinement prises par certains maires de grandes villes comme Sao Paulo ou Rio de Janeiro. Ce que déplore auprès de l'Agence France-Presse (AFP) Joao Doria, le maire de Sao Paulo : "Le président ne suit aucune directive médicale, mais veut imposer par décret l'usage de la chloroquine dont l'efficacité contre le Covid-19 n'est pas prouvée scientifiquement. Cela fait vraiment du tort au pays".
Il est rejoint en cela par le professeur Didier Pittet, épidémiologiste et infectiologue, expert à l’OMS : "Jair Bolsonaro joue un mauvais tour à ses concitoyens" car "la gestion de la crise au plan global est fondamentalement importante". Et il cite l’exemple du Mexique, qui a eu rapidement un nombre important de cas "mais où ils ont été drastiques dans le confinement, et ils vont s’en sortir beaucoup mieux que dans d’autres endroits en Amérique latine." Le professeur Pittet est particulièrement alarmé par la situation que vit le Pérou.
Le Pérou est le deuxième pays d’Amérique latine le plus touché avec 123 979 cas et 3 629 morts. Les cas de contamination sont passés de 1.500 par jour le 15 avril à 4.000 le 15 mai. Et la courbe ne s’infléchit pas. Pourtant le président Martín Vizcarra a été l'un des premiers à instaurer le confinement sur le continent, le 16 mars, et avoir fermé les écoles dès le 12 mars, une semaine après le premier décès dû au Covid-19.
"A Lima et dans les autres grandes villes du pays cela va très mal", nous explique le professeur Pittet. Il a appris début mai que le personnel soignant était touché :"Les infirmières et les médecins tombent malades et meurent", nous dit-il. "Cela veut dire que les médecins en première ligne soit n’avaient pas pris les précautions nécessaires, soit que le diagnostic était raté et qu’on avait déjà des personnes infectées." Pour lui, le pays a raté le début de l’épidémie, la réaction a été trop tardive. Mais ce n’est pas le seul. "On a vu la même chose arriver à New York. Et Dieu sait s’ils étaient informés…"
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Avec 73.997 cas, le Chili est le troisième pays le plus touché en Amérique latine. Les cas de contamination journaliers sont désormais 4.000 depuis le 15 mai. Ils étaient de 400 le 20 avril. Le pays connaît 529 morts au 26 mai.
A Santiago, la capitale de sept millions d'habitants, principal foyer de la pandémie, les services de réanimation ont un taux d'occupation de 94 à 95 %, selon les autorités qui relèvent également une "augmentation très importante" des hospitalisations (selon l'Agence France Presse).
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Le ministre de la Santé, Jaime Mañalich, a annoncé que le confinement en vigueur depuis le 16 mai dans la capitale serait prolongé au moins jusqu'au 29 mai.
Cette annonce a déclenché un mouvement de protestation dans certains quartiers de Santiago où la population n’a plus de ressources et réclame des aides pour se nourrir. Des habitants d'un quartier du sud de Santiago du Chili, El Bosque, ont affronté la police. Ils protestent contre les mesures liées au confinement qui les empêchent de travailler et donc d'acheter de la nourriture :
Ce pays, où le nombre de contaminations s’élève à 37.355 et celui des décès à 3.203 le 26 mai, est également un des plus touchés d'Amérique latine.
Guayaquil, capitale économique du pays peuplée de 2,7 millions d'habitants, qui a amorcé son déconfinement le 20 mai, a subi de plein fouet les effets de la pandémie, comme peu de villes d'Amérique latine.
Les systèmes médicaux et funéraires ont été saturés peu après la détection du premier cas de Covid-19, le 29 février. Des dizaines de cadavres se sont accumulés dans les rues et les logements. En avril, la province répertoriait plus de 700 décès par jour, la majorité à Guayaquil, selon des statistiques officielles. Très vite les hôpitaux et les morgues ont été dépassés.
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Le professeur Pittet connaît très bien les hôpitaux de Guayaquil. L'un d'eux est un pôle d’excellence pour l’hygiène des mains. Il a vu ces images qui l’ont profondément choqué car il sait que le personnel est parfaitement à même de gérer des situations exceptionnelles.
"A partir du moment où vous avez beaucoup trop de cas et vous ne savez même plus comment trier les malades, vous allez avoir un impact dramatique sur le système de santé" nous explique-t-il. "Vous allez perdre des malades du Covid sans savoir qu’ils sont Covid, et vous allez perdre d’autres malades parce qu’ils ne pourront pas bénéficier d’infrastructures de santé." Selon lui, comme ce fut le cas pour le Brésil et l’Italie, les médecins n’ont pas eu la capacité de diagnostiquer le Covid-19. Et après il est trop tard, nous dit-il.
Parmi les autres pays de la région les plus touchés (chiffres du 26 mai), figurent la Colombie (21.981 cas et 750 décès), et l'Argentine (12.628 cas, 471 décès) qui connaît une courbe exponentielle de contamination depuis le 7 mai (163 contaminations par jour le 7 mai, 474 le 20 mai).
Le président colombien Iván Duque a annoncé le prolongement du confinement jusqu’au 31 mai et l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 31 août. Le 15 mai, il rencontrait les autorités brésiliennes pour discuter de la crise en Amazonie, frappée par la pandémie de nouveau coronavirus. Le but de cette réunion avec les ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Santé des deux pays, est d'harmoniser "les politiques dans la zone frontalière".
L'Amazonie colombienne est le département déplorant le taux le plus élevé de contaminations au Covid-19, avec plus de 90 personnes infectées pour 10.000 habitants. Les autorités sanitaires ont dénoncé la précarité du système de santé de Leticia, où vivent plus de 76.000 personnes et qui dispose d'un seul hôpital public. Les premiers cas détectés à Leticia, la capitale du département frontalier avec le Brésil et le Pérou, ont été importés du Brésil. La virus a traversé la frontière colombienne par le fleuve Amazone.
Peu soutenues par l’Etat, les communautés indigènes, particulièrement touchées par le virus, se tournent vers la médecine traditionnelle. Certaines communautés, déjà menacées, ont choisi de s’isoler mais la porosité des frontières laisse craindre une propagation plus importante du virus, comme on peut le voir sur ces images :
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Les services de santé colombiens sont au point de rupture. Une enquête effectuée en avril montre que 37% des près de 1.000 employés de la santé ont envisagé de démissionner du fait de leurs mauvaises conditions de travail et de protection face à la pandémie. Les infirmières font partie des professions les plus touchées par les contaminations : elles représentent au 13 mai 45% des près de 500 cas confirmés de Covid-19 dans le secteur médical. Qui plus est, elles se font agresser par une population qui a peur de se faire contaminer.
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La Guyane française connaît elle aussi des cas de contamination, en provenance du Brésil voisin. Le département français est le seul à ne pas être totalement déconfiné car il connaît un taux de contamination inquiétant.
Soixante-sept nouveaux cas de coronavirus ont été enregistrés les 23 et 24 mai, ce qui porte à 328 le nombre de personnes contaminées dans ce territoire de 300.000 habitants, ont indiqué les autorités. Parmi ceux-ci, 27 ont été enregistrés à Saint-Georges.
Coronavirus en Guyane, un foyer de contamination inquiète
Saint-Georges de l’Oyapock, à la frontière avec le Brésil, concentre 98 des 328 cas recensés en Guyane. "La situation est sérieuse. La découverte de nombreux cas, concentrés dans les quartiers ayant maintenu des liens réguliers avec la rive brésilienne a déclenché une intensification de la réponse sanitaire" reconnaissait le Premier ministre Edouard Philippe, interpellé par un député à l’Assemblée nationale mardi 19 mai.
L’Argentine est le pays le moins touché avec 12.628 cas dont 471 morts ce 26 mai, mais comme ses voisins, la courbe des contaminations ne fait que croître. Les premières contaminations (six) ont été répertoriées le 7 mars. Le chiffre a bondi à 234 le 31 mars et depuis, la courbe augmente, avec une moyenne de 300 cas quotidiens depuis le 13 mai.
En Argentine, le confinement est obligatoire depuis le 20 mars. Il a été prolongé jusqu'au 7 juin mais certaines autorités municipales et provinciales ont été autorisées à assouplir les mesures, en particulier dans les régions qui comptent peu de cas.
Cordoba, capitale de la province du même nom, située à 700 km au nord de Buenos Aires, a entamé un déconfinement partiel à partir du 12 mai autorisant les ouvertures des magasins, des coiffeurs, des lieux de culte et les sorties récréatives pendant le week-end. Mais les autorités sont revenues sur ces mesures dès le 19 mai après l’apparition de 55 nouveaux cas en trois jours.
L’agglomération de Buenos Aires – et sa populeuse périphérie - est la plus touchée avec 5.500 cas. Le 21 mai, les cas de coronavirus détectés ont atteint les 648 sur les dernières 24 heures, soit plus du double des bilans quotidiens d'il y a deux semaines, a annoncé le ministère de la Santé. Et 90% de ces infections se trouvent à Buenos Aires et sa banlieue, un ensemble de 14 millions d'habitants.
Les infectiologues attribuent l'augmentation des cas à l'entrée du coronavirus dans les bidonvilles de la capitale et son pourtour, où vivent près de 350.000 personnes, sans eau courante dans de nombreux foyers, où la promiscuité empêche le respect du confinement décidé au niveau national depuis plus de 60 jours.
Le 14 mai, Villa 31, l'un des plus grands bidonvilles de la capitale, avec 40 000 personnes, est devenu un foyer de contamination : ils sont passés d’un cas fin avril, à 511 mardi 12 mai. Les autorités ont lancé des campagnes de tests dans les bidonvilles de l'agglomération de Buenos Aires. A Villa 31, plus de 50% des tests réalisés se sont révélés positifs. "Les résultats sont inquiétants", a déclaré le président argentin Alberto Fernandez.
La Bolivie avait décrété le confinement obligatoire le 17 mars, avec une fermeture des frontières, des transports terrestres et aériens et la suspension du travail dans les secteurs public et privé. Avec 6.660 cas et 261 morts ce 26 mai, le pays est encore relativement épargné.
Depuis lundi 18 mai, les protestations de syndicats paysans et indigènes liés à l’ancien président Evo Morales se multiplient. Les syndicats réclament l'assouplissement des mesures de quarantaine au profit de la reprise des activités professionnelles. Ils exigent aussi que la date de l'élection présidentielle soit fixée au plus tard le 2 août prochain. Pour l’instant, le Covid provoque plus une crise plus politique que sanitaire : le ministre de la Santé, soupçonné de corruption dans une affaire d’achat de respirateurs, a été limogé.
La courbe des contaminations en Bolivie ressemble à celle des pays voisins avec des pics de 240 cas de contamination par jour depuis le 2 mai.
"Probablement les pays d’Amérique latine ont réagi trop tard" estime le professeur Didier Pittet. "J’ai appris qu’il y avait des médecins malades du Covid au Pérou début mai. Cela voulait dire que les médecins en première ligne soit n’avaient pas pris les précautions soit le diagnostic était raté et on avait déjà des personnes infectées. Et après, très vite on a compris qu’il y avait des décès, très vite on a compris que la situation était dépassée. Dépassée jusqu’au point où vous décidez de courir après le train pour tenter de le rattraper."
Mais intervenir immédiatement n’est pas donné à tous les systèmes de santé.
Le Covid-19 est un virus hautement transmissible, y compris chez les personnes qui présentent très peu de symptômes explique le professeur Pittet et "c’est là que réside la difficulté, parce que généralement quand on est très peu symptomatique de quelque chose qui ressemble à un rhume banal, on ne fait pas très attention. Il est clair qu’à partir de ce moment-là, la situation est très difficile à contrôler."
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À Wuhan, les laboratoires n’étaient pas encore tout à fait prêts mais ils ont réagi très vite, nous dit le professeur Pittet. En Italie, les laboratoires étaient prêts, mais les patients n’ont pas été diagnostiqués. "Alors même dans un pays avec un système de santé européen qui fonctionne relativement bien, la prise en charge de l’épidémie en matière de santé publique a été faite alors qu’il y avait 7000 cas diagnostiqués." Ce qui était déjà trop tard.
"A un moment donné", nous dit le Professeur Pittet toujours en prenant l'exemple de l'Italie, "il y a eu des consignes très claires, et entre le moment où les consignes ont été données et le moment où elles ont été mises en place il s’est passé 11 jours. (...) Vous pouvez perdre du temps quand une maladie va lentement, mais pas quand une maladie va aussi vite".
Le plus important, nous dit le professeur Pittet, en citant de mémoire le ministre de la Santé suisse André Berset, c’est d’accepter de vivre, avec un certain degré d’incertitude. "Il faut reconnaître que les choses évoluent. On apprend. On est obligé de vous dire parfois on va faire comme-ci, parfois on va faire autrement. A contrario des politiques disent "nous savons, nous vous expliquons". Non, on ne sait pas. Personne n’a jamais vécu une pandémie de ce type. Il y en a eu d’autres. Mais ça n’avait rien à voir. "
Comment cette pandémie va-t-elle évoluer ? Comme le professeur Pittet nous l'expliquait déjà dans un entretien accordé le 12 mai, il faudra attendre le moment où l'immunité de la population - qui aujourd'hui est entre 5 et 10%, soit aux alentours de 60 à 70%. Et ce moment pourra prendre de un à trois ans.
"En science, rien n'est certain." A partir de ce moment-là, le virus n'aura plus un impact massif sur la population. "Ce virus se propage par niches épidémiques, par petits foyers. Chaque fois qu'on arrive à contrôler un petit foyer, on évite qu'il devienne trop grand et incontrôlable." Et tant que les frontières sont fermées, on empêche le virus de se propager.