Fil d'Ariane
“Ce qui nous agace, c’est l’attente, l’aspect incertain. Psychologiquement, spirituellement, il y a une préparation particulière, ce n’est pas un voyage anodin”. Sonia* a prévu, avec son mari, d’effectuer la Omra, le petit pèlerinage en Arabie saoudite, au mois d’avril. Ce voyage prévoit notamment la visite de la Grande mosquée de la Mecque et celle du Prophète Mohammed à Médine. Bien que n’étant pas un acte obligatoire pour les musulmans, ce voyage est souvent une manière de se préparer au Hajj, “grand” pèlerinage à faire au moins une fois dans sa vie.
Depuis l’annonce officielle de l’Arabie saoudite, jeudi 27 février, de suspendre temporairement l’accès à son territoire, de nombreuses personnes ignorent toujours si elles pourront partir. “Je n’ai pas envie de recevoir la nouvelle de l’annulation, la veille du départ", déplore Sonia. “Si on me dit aujourd’hui que ce n’est plus possible car il y a trop de risques, je serais contente de préserver ma santé, en me disant que ce n’est que partie remise, si l’agence nous le permet. Je préfère presque qu’on reporte à une période plus sûre pour nous”, poursuit-elle.
Annoncée par un communiqué de presse du ministère saoudien des Affaires étrangères, cette décision a été prise pour laisser le temps aux autorités de mettre en place toutes les infrastructures nécessaires à la détection du virus covid-19. Ainsi, en plus d’une interdiction d’entrée sur le territoire pour la Omra (La Mecque et Médine), d’autres décisions ont été prises : la suspension des visas touristiques (instaurés en septembre 2019) pour les ressortissants de pays touchés par le coronavirus, et la suspension des déplacements des ressortissants des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (GCC).
Pour les professionnels du voyage spécialisés dans le pèlerinage, il n’y a pas, pour le moment, d’inquiétude particulière : “On est dans l’attente, on n’en sait pas plus pour le moment”, nous explique Nabil*, salarié d’une agence de voyage parisienne. “Tout ce qu’on sait, c’est que tout est bloqué jusqu’à nouvel ordre. Je pense que ça sera le cas jusqu’à au moins mi-mars”. Le jeune homme ne se montre pas alarmiste pour autant : “Nous avons des départs prévus le 10 mars, ils seront peut-être compromis, mais on attend la décision des autorités saoudiennes. C’est au niveau mondial, donc on ne peut rien faire. On reste optimiste”.
Les clients, eux, s’inquiètent du maintien de leurs voyages, surtout pour le Hajj, prévu pour la fin du mois de juillet 2020. “Si le Hajj venait à être annulé, ça serait un manque à gagner énorme pour tout le monde. Pour nous, professionnels du voyage, mais aussi et surtout pour l’Arabie saoudite”, détaille Nabil.
En effet, l’Arabie saoudite, n’a, à ce jour, pas encore été touchée par l’épidémie de coronavirus. Cette décision sans précédent est plutôt destinée à prévenir l’arrivée du virus qui s’est propagé dans les pays du Golfe, notamment l’Iran, pays le plus touché après la Chine. En 2003, le royaume avait suspendu l’octroi de visas pour la Omra à certains pays d’Asie en raison du SRAS. En 2009, le pèlerinage du Hajj avait failli être annulé à cause de la grippe H1N1.
Pour Slimane Zeghidour, éditorialiste à TV5MONDE, et auteur du livre "La vie quotidienne à la Mecque, de Mahomet à nos jours", le risque porte bien sur la tenue du Hajj. "Fermer les frontières à des ressortissants de pays comme l'Iran est compréhensible. En période de Hajj, l'Iran, c'est 100 000 pèlerins. Mais s’il faut interdire l'accès, je pense que l'Arabie saoudite l'interdira pour tous les pays. Ça serait absurde de faire pays par pays. De son côté, s'il y a un vrai risque, la France prendra la décision d'interdire à ses ressortissants de s'y rendre. On est dans une gestion internationale du risque", explique-t-il.
Malika*, salariée d’une autre agence de voyage s’inquiète plutôt de savoir comment la situation va évoluer, ici, en France : “On attend de savoir comment la situation en France évolue, et si, la France risque ou non d’être dans la liste des pays à risques selon les autorités saoudiennes. Pour le moment, le seul pays d’Europe à être montré du doigt, c’est l’Italie, mais on ne sait jamais”, explique-t-elle. Pour elle, si les autorités décident de reprendre les déplacements, les clients n’annuleront pas : “Ce ne sont pas des voyages que les clients envisagent d’annuler. Ils s'inquiètent davantage de la décision officielle, mais ne souhaitent pas annuler leur voyage, que ce soit la Omra ou le Hajj”.
Sonia, elle, n’est pas complètement de cet avis : “C’est vrai qu’un pèlerinage c’est un énorme rassemblement de personnes d’âge, de condition, et d'hygiène différents. C’est le cocktail idéal pour la propagation d’un virus. Humainement parlant, je comprendrais que les autorités saoudiennes décident d’annuler le Hajj, si la situation sanitaire se détériore, mais comme n’importe quel rassemblement humain, comme les festivals, les événements sportifs, ou déplacements massifs, partout dans le monde. C’est vrai que cette décision serait très difficile à prendre pour les autorités, d’un point de vue religieux”, déclare-t-elle. Elle continue : “Si j’avais eu le projet de faire le Hajj cette année, je ne me serais pas inscrite, vu la situation, et je le déconseillerais à mes proches”.
Slimane Zeghidour confirme cette inquiétude, même s'il ne fait aucun doute que les moyens nécessaires seront déployés pour détecter les personnes infectées : "Sur le plan sanitaire, l’Arabie saoudite fonctionne comme un état moderne. Tout est coordonné avec l'OMS. Les pays du Golfe sont à la pointe de la technologie, dans les aéroports, il y a des scanners. Ils sont équipés".
La promiscuité et la densité de population de pèlerins pendant le Hajj sont cependants des facteurs à ne pas oublier : "Le pèlerinage, ce sont deux millions et demi de personnes dans une cuvette de 14 kilomètres sur 12. On n'est pas loin de deux personnes par mètre carré. Les conditions d’hygiène sont difficiles à maintenir. La propagation peut être foudroyante, avec en plus une population assez âgée en moyenne", explique-t-il.
Il en profite pour rappeler comment le pèlerinage à la Mecque a été déterminant lors de l'épidémie de choléra de 1832 : "L'épidémie est venue d'Inde, et est passée par la Mecque, avant de se propager dans le monde entier, avec les pèlerins".
C'est d'ailleurs à ce moment-là que les Français mettent en place les lazarets. "C'était des établissements de mise en quarantaine. On en trouvait par exemple au Sinaï. Les pèlerins français d’Algérie devaient y rester en quarantaine avant de rembarquer pour l'Algérie. Cela avait donné lieu au premier congrès international pour parler d’une épidémie mondiale. À l'époque tout le monde musulman était sous la domination d’empire occidentaux".
(* les prénoms ont été modifiés)