Coronavirus : le transport aérien se prépare à des turbulences qu'il n'a jamais traversées

Pour les compagnies aériennes et les constructeurs d'avions, le retour à la normale pourrait prendre trois ou quatre ans. Les mesures de confinement et les fermetures de frontières liées à l'épidémie de Covid-19 ont entraîné un arrêt brutal du trafic aérien. Une interruption d'une ampleur et d'une durée inédites qui coûte déjà très cher à l'ensemble du secteur aérien. Des dizaines de milliers de suppressions de postes sont déjà prévues. Les A380 d'Air France ne redécolleront jamais.
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Des avions stockés dans le Missouri, aux États-Unis, le 14 mai 2020
© AP/ Charlie Riedel
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Les annonces se succèdent ces dernières semaines. Un millier de postes supprimés chez Brussels Airlines, 3000 chez la Britannique Ryanair, 4000 emplois temporaires disparus chez Easyjet, 5000 licenciements chez la Scandinave SAS. Le chiffre atteint même 12 000 pour la compagnie aérienne British Airways, ce qui représente 30% du personnel, dont un quart sera des pilotes. Quant à Air Canada, c'est carrément la moitié des salariés que l'entreprise prévoit de mettre à la porte, soit au moins 20 000 personnes.

Le secteur du transport aérien subit un spectaculaire impact de la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19.

Il faut dire que la situation qu'il rencontre depuis le début de l'année est inédite. Jamais, dans l'histoire de l'aviation civile, autant d'interdictions de circulation, de fermetures de frontières, de mises à l'arrêt d'aéroports n'avaient été décidées.


6% des vols assurés en avril


"Après le 11 septembre 2001, l'interruption du trafic avait été un événement majeur, rappelle Paul Chiambaretto, spécialiste du transport aérien à l'école Montpellier Business School. Le secteur avait mis des années à rattraper le retard et pourtant la situation était moins catastrophique qu'elle n'est actuellement".

Le secteur emploie 25 millions de personnes dans le monde selon IATA, l ’Association internationale du transport aérien. Depuis plusieurs semaines, une large partie d'entre elles ne travaillent plus, beaucoup sont au chômage technique.

En avril, seuls 6% des vols ont été assurés par les grandes compagnies européennes, par rapport à avril 2019. Seulement 2%, même, pour les transporteurs dits low cost, à bas coûts, selon des chiffres d'Alitalia. Cette compagnie italienne, par exemple, accuse une baisse de chiffre d'affaires de -97% en avril, selon l'administrateur Giuseppe Leogrande, et 6600 employés ont été placés en chômage technique jusqu'à fin octobre.
 

"Impact cataclysmique"


Pour Air Canada, chaque jour du mois d'avril a représenté une perte de plus de 13 millions d'euros. Le patron de la compagnie, Calin Rovinescu, parle d'un "impact cataclysmique de la pandémie sur notre industrie".

"Une compagnie aérienne est une entreprise qui a énormément de coûts fixes, explique Paul Chiambaretto. 80% des sièges doivent être vendus pour assurer la rentabilité. Actuellement, elle ne sont pas en mesure d'atteindre ce seuil donc elles préfèrent fermer des routes, arrêter temporairement de faire voler un certain nombre d'avions, le temps que la demande revienne au niveau initial".
 
La récession massive qui est attendue aura forcément un effet sur la capacité à payer pour acheter un billet d'avion.Bertrand Mouly-Aigrot, co-auteur d'un rapport du cabinet Archery
Les professionnels du secteur semblent avoir abandonné tout espoir d'un retour rapide à la normale. Les frontières vont se rouvrir progressivement mais pas toutes au même rythme. Si l'épidémie de coronavirus connaît une phase de ralentissement en Europe, il n'en est pas de même aux États-Unis. Elle est même encore en phase ascendante en Amérique latine, tout particulièrement au Brésil. Certaines nations vont sans doute prolonger les mesures de quarantaine, de confinement et les interdictions d'entrées sur leur territoire pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

(Re)voir : Le Brésil est devenu le 3e pays le plus touché au monde par le coronavirus
 
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10 ans pour effacer la crise sanitaire ?


Autre inconnue pour le secteur du transport aérien, les futures réglementations sur les conditions sanitaires. Elle fait peser un doute sur la possibilité de remplir à plein les avions. Certains pays imposeront peut-être de laisser libre un siège sur deux, comme le font actuellement de nombreuses compagnies par mesure de précaution et comme le recommande l'Agence européenne de la sécurité aérienne. Impossible, dans ce cas-là, d'atteindre 80% de remplissage.

La réglementation environnementale, encore balbutiante dans un secteur qui représente 2,8% des émissions mondiales de CO2, sera aussi un facteur à prendre en compte.

Les analystes pensent qu'il faudra plusieurs années avant que le secteur ne renoue avec la croissance du nombre de passagers. Dans un rapport publié début avril, le cabinet spécialisé Archery estime ce délai à 3 ou 4 ans. "Il faudra même 10 ans pour retrouver le niveau de trafic auquel on aurait été s'il n'y avait pas eu la crise sanitaire", ajoute Bertrand Mouly-Aigrot, l'un des auteurs de l'étude, contacté par TV5MONDE.


Boeing et Airbus dans la tourmente


Ce délai s'explique, selon lui, par l'impact de la crise sur le Produit Intérieur Brut (PIB) mondial : "Le PIB est le moteur principal du transport aérien : il fait les échanges, il fait les voyages d'affaires, il fait le tourisme. Or, la récession massive qui est attendue aura forcément un effet sur la demande, sur la capacité à payer pour acheter un billet d'avion". Il estime en outre que les entreprises qui ont expérimenté avec succès le télétravail pendant plusieurs mois hésiteront désormais à autoriser les voyages d'affaires.

Les conséquences se feront sentir chez tous les acteurs de l'industrie aéronautique. Dernière annonce en date : le fabricant de moteurs Rolls-Royce va supprimer 9000 emplois. Les deux principaux constructeurs d'avions, Airbus et Boeing, ont revu leurs cadences de production nettement à la baisse. 10 000 emplois sont menacés chez l'avionneur européen, 16 000 du côté de l'Américain.

Non seulement les nouvelles commandes sont presque au point mort mais en plus les anciennes sont annulées. Boeing, déjà fragilisé par les défauts de son 737 MAX, a enregistré 209 annulations sur le seul mois d'avril.

Le rapport du cabinet Archery évalue la baisse de la demande d'avions "entre -40% et -60% sur les cinq années à venir par rapport à la production réalisée en 2018". Selon l'étude, la baisse sera plus forte sur les avions long-courriers que sur les moyen-courriers.


Les A380 au rebut


Non seulement, les compagnies aériennes n'auront plus besoin d'agrandir leur flotte de nouveaux appareils. Elles vont même la réduire, en mettant au rebut leurs avions les plus anciens et les plus gourmands en carburant. A l'image d'Emirates, premier transporteur mondial en nombre de passagers internationaux, qui pourrait, selon Bloomberg, se séparer d'une cinquantaine de ses A380, tous cloués au sol depuis la fin mars. L'avion gros-porteur fait aussi les frais de la crise sanitaire chez Air France. La compagnie vient d'annoncer l'arrêt définitif immédiat des neufs appareils A380 en sa possession. Un arrêt prévu mais avancé de deux ans.

"Les compagnies aériennes sont à terre aujourd'hui" s'alarme Bertrand Mouly-Aigrot. Et celles qui ne le sont pas doivent leur salut à l'intervention des États. Alitalia va être nationalisé, au prix d'un investissement de 3 milliards d'euros. L'Allemande Lufthansa est en passe de recevoir 9 milliards d'euros de Berlin, qui prendrait une part du capital. Air France va bénéficier de 7 milliards d'euros de prêts, dont 3 milliards du gouvernement. Le reste sera prêté par un groupement de six banques, avec une garantie de 90% de l’État français.


Une faillite "fort probable" aux Etats-Unis


Cela n’empêchera pas des effets sur l'emploi croit savoir Paul Chiambaretto : "Les 7 milliards ne sont qu'une bouffée d'oxygène mais il est fort probable que, dans les années à venir, une partie de la masse salariale d'Air France ne soit pas complètement renouvelée".

Aux États-Unis, le gouvernement fédéral a mis à la disposition des compagnies quelque 25 milliards de dollars. Et pourtant, le risque de faillite n'est pas écarté pour le patron de Boeing, David Calhoun. Selon lui, il est "fort probable" que l'un des quatre grands transporteurs américains qui se disputent le marché disparaisse avant la fin de l'année.