Coronavirus : "Pendant Ebola, la courbe de progression des cas s'est aplanie quand la population a commencé à s’auto-isoler"

Ces dernières décennies, des épidémies graves ont sévi comme le choléra au Yémen ou le virus Ebola en Afrique de l’Ouest. Le coronavirus, lui, n’a aucune frontière : il frappe de plein fouet des pays occidentaux qui, depuis un siècle, n’avaient pas connu de pandémie. Entretien avec la docteure Joanne Liu, ex-présidente de Médecins sans Frontières (MSF) entre 2013 et 2019.
 
Image
Joanne Liu
Portrait de Joanne Liu, spécialiste des épidémies.
© TV5MONDE / Rodolphe Beaulieu
Partager 5 minutes de lecture
Joanne Liu est une spécialiste des épidémies. L'ex-présidente de Médecins Sans Frontières s'est rendue sur le front du choléra au Yémen (un million de personnes infectées) et du virus Ebola en Afrique de l’Ouest.

Entre 2014 et 2015, Joanne Liu est allée en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone. À l'époque, en moins de deux ans, l'épidémie tue plus de 11 000 personnes. En 2018 et 2019, deuxième vague épidémique d'Ebola : Joanne Liu se rend cette fois-ci en RDC.
 

C’est à travers cette expérience qu’elle analyse cette crise sanitaire sans précédent. Elle donne le conseil de mettre en place des « centres COVID », c’est-à-dire de mandater des hôpitaux spécifiques pour prendre en charge les personnes infectées afin de les isoler des autres malades.

« Je prône un circuit fermé de patients COVID, il faut avoir un personnel dédié à ça, pas un personnel qui passe de patient positif à patient négatif parce qu’on sait par expérience qu’à chaque fois que l’on change de vêtement ou de protection personnelle, il y a toujours un risque de contaminer ».


Si on regarde les statistiques venues des autres pays avec cette épidémie du coronavirus, entre 15 et 25% du personnel soignant s’infecte, c’est énorme !

Joanne Liu, spécialiste des épidémies

Joanne Liu raconte que durant l’épidémie du virus Ebola, une personne était chargée de surveiller chaque membre du personnel médical quand il enfilait ou retirait ses vêtements de protection personnelle. Le but : vérifier que tout se faisait correctement afin de limiter les risques d’infection. « C’était militaire », se souvient-elle.

« Si on regarde les statistiques venues des autres pays avec cette épidémie du coronavirus, poursuit-elle, entre 15 et 25% du personnel soignant s’infecte, c’est énorme ! Et ça, ça veut dire qu’ils sont hors jeu pendant 14 jours, s’ils survivent ! Donc quand on a un secteur ou un hôpital dédié seulement au virus et qu’on fait tout pour protéger le personnel soignant, ça permet de garder un système qui fonctionne. Il faut éviter que nos centres de santé deviennent des centres d’infection, des centres d’amplification. Si nos médecins, si nos structures deviennent des vecteurs, ça devient un problème. »

Le gouvernement québécois a sélectionné plusieurs hôpitaux de la province pour recevoir spécifiquement les patients atteints de la Covid-19.
 

Préserver la santé mentale et physique des soignants

Pour Joanne Liu, il faut préserver l’intégrité mentale et physique du personnel soignant - les travailleurs de première ligne. « Les gens ne se rendent pas compte dans quel stress ils travaillent, ils ne se rendent pas compte comment c’est traumatisant, comment ils ont besoin de soutien quotidien ».

On n’est pas sérieux sur les masques, on n’est pas sérieux sur les protections et je pense que là il faut commencer à élever le ton.

Joanne Liu, spécialiste des épidémies

Dans cette optique, l'ex-présidente de MSF s’inquiète des pénuries prévisibles de matériel médical au Canada : « On n’est pas sérieux sur les masques, on n’est pas sérieux sur les protections et je pense que là il faut commencer à élever le ton. Ce n’est pas vrai qu’on va envoyer notre personnel médical au front à moitié protégé, c’est une source de stress supplémentaire pour eux ! ». 

La Dre Liu dit également qu’il faut continuer de soigner les autres malades afin de ne pas créer deux catégories de patients. Pour elle, il faut que les gens qui souffrent d’un cancer puissent suivent leur chimiothérapie et recevoir leurs traitements.

« Tout le système de santé sera en surrégime au cours des prochaines semaines, il ne faudra pas hésiter à  accepter l’aide d’étudiants en médecine ou d’immigrants qui ont des diplômes de médecine même s’ils ne peuvent pas pratiquer ici », estime la médecin.  

Le gouvernement québécois vient de décider d’offrir une prime COVID-19 aux travailleurs les plus à risques : 8% pour les professionnels de la santé et 4% pour tous les autres travailleurs de la santé, soit une enveloppe budgétaire de 287 millions de dollars canadiens.
 

Ebola, Covid-19 et auto-isolement

La Dre Joanne Liu estime que la stratégie de tester le plus possible la population est la bonne car elle permet d’isoler les malades de leur environnement et donc de limiter la contamination au sein de la communauté.  Mais le nerf de la guerre contre ce virus reste le confinement des populations pour réduire la chaîne de contagion. 

« Durant l’épidémie du virus Ebola, la courbe [de progression des cas] a commencé à s’aplanir quand la population a commencé à s’auto-isoler, bien avant l’arrivée de l’aide internationale, se rappelle Joanne Liu.

Le plus grand rôle de chacun actuellement, c’est de se plier à ces contraintes de distanciation physique pour combattre la transmission dans la communauté. Les gens doivent comprendre maintenant qu’ils sont les acteurs de cette lutte. Tout le monde est concerné ».

Le Canada va-t-il réussir à éviter de se retrouver dans les situations catastrophiques que vivent plusieurs pays européens et les États-Unis ? « Je ne sais pas, répond Joanne Liu, vous savez, c’est bien fragile la relation de confiance entre la population et ses dirigeants, on l’a vu avec d’autres épidémies. Si jamais elle se brise… Il ne faut pas en arriver là, on n’a pas le luxe de perdre cette confiance. On connaît les scénarios catastrophe.

Moi j’ai ouvert la porte de mon centre d’Ébola et j’ai ramassé 12 personnes mortes, il y en avait une trentaine qui attendaient pour rentrer. On remplissait les lits des personnes qui étaient décédées la veille. On veut éviter ça au Québec ».

 

J’espère que cela va conscientiser les gens sur notre humanité commune qui nous relie, parce qu’on est tous connectés.

Joanne Liu, spécialiste des épidémies

C’est pour cela que Joanne Liu, qui a quitté MSF à l'automne 2019 pour s’offrir unne année sabbatique, est revenue à Montréal pour remettre son sarrau à l’hôpital Sainte-Justine, l’hôpital pour enfants de la métropole. Elle souhaite aider ses confrères québécois dans leur guerre contre le virus. 

Elle espère qu’après cette pandémie, l’Occident aura peut-être un peu plus d’empathie envers les populations aux prises régulièrement avec des épidémies : « Quand une épidémie s’immisce dans la société, elle prend le dessus sur tout, affecte tous et chacun dans son quotidien, gèle une société et la paralyse. J’espère que cela va conscientiser les gens sur notre humanité commune, qui nous relie, parce qu’on est tous connectés », conclut Joanne Liu.