Fil d'Ariane
La Côte d'Ivoire célèbre ce dimanche 7 août le soixante-deuxième anniversaire de son indépendance dans un contexte morose, au cœur d'une région éprouvée par le terrorisme et les contestations politiques. L'occasion de revenir sur l'histoire du pays avec Amzat Boukari-Yabara, docteur au Centre d’études africaines de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste du panafricanisme.
TV5MONDE : Quel était le contexte au moment de l'indépendance, en 1960 ?
Amzat Boukari-Yabara : Il s'agit d'abord et avant tout d'une indépendance octroyée voire imposée par la France. Le premier président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny, était un ancien ministre sous la IVe et la Ve République. Il avait de fortes attaches avec Paris et souhaitait préserver la relation entre la France et la Côte d'Ivoire.
Nous sommes loin d'une indépendance conflictuelle mais plutôt dans une forme de continuité avec le système colonial. Le pays est ainsi demeuré vraiment très proche des intérêts hexagonaux. D'où le fait que les Ivoiriens sont nombreux à s'interroger sur la réalité même de l'indépendance. Cette question de l'émancipation vis-à-vis du colonisateur français est toujours à relativiser lorsqu'on évoque la Côte d'Ivoire.
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TV5MONDE : Des liens qui perdurent encore aujourd'hui...
Tout d'abord, ce sont des liens économiques et monétaires. Abidjan reste une base forte des intérêts économiques tricolores, de la défense du Franc CFA et des entreprises françaises en Afrique de l'Ouest qui, pour certaines, étaient déjà présentes avant l'indépendance du pays. Des hommes d'affaires, comme Vincent Bolloré et d'autres, ont été très influents dans la vie politique et économique ivoirienne.
Les liens culturels, autour de la francophonie et du modèle socio-culturel français, perdurent également. Abidjan a toujours été une étape pour les tournées des grands chanteurs français. Cela a maintenu une proximité entre les jeunesses des deux pays.
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Il existe des liens militaires resserrés puisqu'une base française est installée à Abidjan depuis très longtemps, à quelques encablures de la présidence ivoirienne. Et enfin, perdurent des liens d'ingérence qui ont été perceptibles lors de la crise post-électorale entre Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara en 2010-2011. Du fait de ses liens personnels avec lui, le président français, Nicolas Sarkozy, est intervenu en faveur du second.
TV5MONDE : Quelle image les Ivoiriens conservent-ils de Félix Houphouët-Boigny ?
De manière paradoxale, pour beaucoup d'entre eux, la période de Félix Houphouët-Boigny (1960-1993) est associée à la stabilité, malgré une sévère répression. C'était un peu une main de fer dans un gant de velours. Sous Houphouët, la Côte d'Ivoire a largement progressé sur le plan économique, même s'il faut relativiser cette forme de développement reposant uniquement sur les cours artificiels du cacao.
Au début des années 1990, l'absence de réelles infrastructures économiques a provoqué une grave crise économique. Les premières victimes ont été les travailleurs venus des pays voisins. Ceux qui avaient fait la richesse du pays sont devenus des bouc-émissaires. C'est d'ailleurs à ce moment qu'apparaît le concept "d'ivoirité".
Il a construit la Côte d'Ivoire à son image, après avoir bénéficié d'un pays taillé pour lui par la France. Il peut être comparé à Tito [président de la République de Yougoslavie entre 1945 et 1980], avec évidemment toutes leurs différences, mais dans les deux cas, leur disparition a fait naître l'instabilité dans leur pays.
TV5MONDE : Comment a évolué la Côte d'Ivoire sur le plan économique en plus de six décennies ?
Le cacao est encore la première ressource connue du pays. Aujourd'hui, nous sommes néanmoins passés à une économie tertiaire, avec notamment des banques et des assurances. Abidjan apparaît comme une importante place financière continentale.
Il existe une classe moyenne ivoirienne qui consomme, qui vit beaucoup à l'heure de Paris et qui se situe au-dessus de ses homologues d'Afrique de l'Ouest.
Mais l'agriculture souffre encore d'une industrialisation qui n'est pas à la hauteur des ressources du pays, notamment du fait de la préservation des intérêts français. L'économie ivoirienne se base donc sur un système de production de matières premières, ensuite exportées vers l'étranger. Les industries locales existent mais ne sont pas en mesure d'absorber la masse entrant sur le marché du travail.
TV5MONDE : La classe politique tourne-t-elle seulement autour du triumvirat composé des successeurs de Félix Houphouët-Boigny : Henri Konan-Bédié (1993-1999), Laurent Gbagbo (2000 - 2011) et Alassane Ouattara (2011 - 2022) ?
Pendant trois décennies, Félix Houphouët-Boigny a régné en maître. Henri Konan Bédié, son ministre de l'Économie et des Finances des années 1960, lui a succédé.
Puis, c'est Laurent Gbagbo, l'opposant historique qui a raflé la mise dans un contexte très compliqué, en 2000. La Côte d'Ivoire sortait du coup d'État du général Guéï. Puis, en 2002, un début de guerre civile ravage le pays, avec des affrontements de milices dans les rues d'Abidjan. C'est à partir de là que la France décide d'intervenir.
En 2010, une nouvelle crise post-électorale survient entre le sortant et Alassane Ouattara, toujours avec une intervention française. Laurent Gbagbo quitte le pouvoir au profit de son opposant et est renvoyé à la Cour pénale internationale. Acquitté en mars 2021, il rentre en Côte d'Ivoire trois mois plus tard.
Nous avons donc les trois mêmes personnages qui font et défont la politique locale depuis trente ans. La Côte d'Ivoire a besoin d'une nouvelle génération de dirigeants qui puisse apporter des perspectives originales et tourner la page de cette époque.
L'obligation pour Alassane Ouattara de faire un troisième mandat [après la mort de son successeur désigné Amadou Gon Coulibaly] montre bien que le répertoire d'hommes et de femmes est très réduit autour de ce système qui ne tiendra pas indéfiniment.
TV5MONDE : Malgré quelques violences après la réélection contestée d'Alassane Ouattara pour un troisième mandat, en novembre 2020, la situation est stabilisée ?
Il n'y a rien de comparable avec les crises post-électorales de 2002 et 2011. Les Ivoiriens savent que nous sommes dans une fin de régime. Il existe seulement une volonté de réorganiser les forces politiques en présence. Par exemple, Simone Gbagbo [l'épouse de Laurent Gbagbo], Charles Blé Goudé [son ancien ministre] ou Guillaume Soro [l'ancien Premier ministre d'Alassane Ouattara] souhaitent jouer un rôle dans le futur de la Côte d'Ivoire. Nous sommes donc en pleine reconfiguration politique.
Voir aussi : Côte d'Ivoire : le Nord est-il menacé par le terrorisme ?