Fil d'Ariane
La politique s’invite régulièrement dans le sport de haut niveau. Le président français Emmanuel Macron se rend au Qatar pour assister à la demi-finale entre la France et le Maroc ce 14 décembre. Mais s’y rend-t-il seulement pour encourager les Bleus ?
Cette demi-finale intervient alors que les relations entre la France et le Maroc sont incertaines. Jean-Baptiste Guégan, auteur du livre Géopolitique du sport, une autre explication du monde aux éditions Bréal estime que ce match permettra de mettre en scène l’état actuel des liens entre les deux pays. Pour ce consultant en géopolitique du sport, si le sport n’est pas déterminant dans la ligne de conduite entre deux pays, il est tout de même vecteur de rapprochements.
TV5MONDE : Quels sont les principaux points de crispation entre Paris et Rabat ?
Jean-Baptiste Guégan : Il y a d’abord l’affaire Pegasus. Cette affaire d’espionnage a considérablement affecté les relations de confiance qu’il y avait entre les deux États. C’est de là qu’a découlé la restriction par deux des visas marocains, car c’est aussi une mesure de rétorsion. En plus, elle va dans le sens du refus de la part du Maroc de reprendre ses migrants en situation irrégulière sur le sol français.
Il y a aussi la question du Sahara occidental. Mais la France s’est plutôt alignée sur la demande du Maroc d’une solution négociée, pacifiée. Il y a quelques années, le Maroc a reçu le soutien des États-Unis de Donald Trump. Il est donc devenu plus exigeant dans sa relation diplomatique avec la France. Dans ce cadre-là, la relation relativement sereine entre la France et le Maroc a été considérablement affectée. D’autant plus que les États-Unis ont plutôt reculé sur la question sahraouie (NDLR : dans le sens du Maroc).
Aujourd’hui, les deux pays ont des relations plutôt tendues, mais elles sont en train de s’apaiser. Au mois de novembre, il y a eu la confirmation d’une visite d’État d’Emmanuel Macron au Maroc, soit le plus haut niveau protocolaire. La ministre des Affaires étrangères française Catherine Colonna se retrouve dans des réunions internationales avec des acteurs marocains.
La visite d’Emmanuel Macron à Doha, ce n’est pas simplement pour soutenir le foot.Jean-Baptiste Guégan, consultant en géopolitique du sport
TV5MONDE : Comment cet apaisement se traduit-il vis-à-vis de la demi-finale France Maroc ?
Jean-Baptiste Guégan : La visite d’Emmanuel Macron à Doha, ce n’est pas simplement pour soutenir le foot. C’est aussi pour aller rencontrer Mohammed VI dans le cadre d’un dîner officiel, qui sera forcément précédé ou suivi d’entretiens privés, a fortiori dans un État, le Qatar, qui se veut être un acteur-médiateur. (NDLR : Selon l'Elysée, Emmanuel Macron s'est entretenu au téléphone avec le roi du Maroc Mohammed VI avant le match.)
Il y a une vraie relation de proximité entre l’émir Al Thani et Mohammed VI. À Marrakech, leurs deux palais sont côte à côte et il y a une vraie relation de confiance entre eux. Ça correspond à la politique du Maroc de parler à tout le monde, pour tenter d’atteindre le statut de puissance médiatrice.
Ce match est assez opportun parce que cela permet à chacun de se parler avant même la visite officielle d’Emmanuel Macron au Maroc. Ça sera aussi sûrement l’occasion d’une belle photo de famille.
TV5MONDE : Comment les relations diplomatiques se traduisent-elles sur un terrain de foot ?
Jean-Baptiste Guégan : Il faut regarder comment les gens en parlent avant. Les prises de position publiques, qu’elles soient politiques ou autres, donnent le climat. Ensuite, il y a la liste des invités et la mise en scène en tribune. Fondamentalement, avec la présence considérable des médias, il y aura des plans sur la tribune présidentielle. Il y a la volonté de se mettre en scène vis-à-vis de la communauté médiatique internationale.
C’est aussi un signal qui est envoyé au monde, c’est-à-dire “regardez, nous avons ces relations-là.” Il suffit de se rappeler se rappeler de ce qu’il s’est passé avec le prince héritier Saoudien Mohamed Ben Salmane lors du match d’ouverture de la Coupe du monde. Il y a assisté en position d’invité d’honneur, alors qu’il n’était pas du tout concerné, car l’Arabie saoudite n’a pas joué. C’était une manière pour le Qatar de montrer son rapprochement avec son adversaire de la veille.
Comme les joueurs de foot sont présentés comme apolitiques, les gestes d’affection qu’ils feront et leur comportement seront scrutés.Jean-Baptiste Guégan, consultant en géopolitique du sport
La position des deux équipes sur le terrain est aussi importante.Comme les joueurs de foot sont présentés comme apolitiques, les gestes d’affection qu’ils feront et leur comportement seront scrutés. On a vu des relations se dégrader car si le comportement des joueurs sur le terrain n’est pas à la hauteur des attentes des peuples, cela entraîne une réaction. Il y a aussi les discours suivant la compétition, à la fois des joueurs, des entraîneurs. C’est toute une séquence politique qui commence avant le match et qui se termine bien après, et qui mobilise les forces vives de chaque bord. Les deux vont se mettre en scène, ils savent exactement ce qu’ils veulent faire et ce qu’ils vont faire.
TV5MONDE : L’équipe de football marocaine comporte dans ses rangs des joueurs avec la double-nationalité franco-marocaine. Qu’est-ce que ça montre de cette équipe et des relations entre les deux pays ?
Jean-Baptiste Guégan : Quand on parle de peuples frères, c’est plus que vrai. D’abord parce que les deux systèmes se croisent. La communauté marocaine est extrêmement forte en France, c’est plus d’1,3 million de personnes. Du côté français, entre 50 et 80 000 ressortissants sont étiquetés sur le registre consulaire du Maroc. On estime qu’ils sont plus nombreux à faire des aller-retours. Il y a déjà énormément d’échanges humains.
Aujourd’hui, les binationaux représentent plus de 700 000 personnes en France. Le sélectionneur marocain Walid Regragui est représentatif de cette binationalité. Il est né à Corbeil-Essonnes, il a grandi là-bas. Il est devenu joueur de foot en France. C’est par le biais des opportunités du football qu’il est passé de l’autre côté et qu’il est devenu entraîneur en Afrique.
Dans les cinq-six dernières années, la bi-nationalité a été recherchée par une bonne partie des pays africains pour améliorer la qualité de base des sélections.Jean-Baptiste Guégan, consultant en géopolitique du sport
Ce que l’on voit avec le football, c’est qu’il y a à la fois un modèle de développement à la française qui fonctionne. Il y a aussi un modèle de développement, mis en place par le roi il y a dix ans, qui porte ses fruits. Ce modèle (NDLR : L'Académie 2.0 Mohammed VI) est copié sur ce qu’avait fait Clairefontaine (NDLR : centre d'entraînement de l'équipe de France et centre d'entraînement de la Fédération française de football). Il s’appuie sur beaucoup de formateurs. C’est l’un des projets de formation les plus structurés d’Afrique, avec des installations en termes d’infrastructures supérieures en qualité et en espace à celles de Clairefontaine par exemple.
Après, il y a les échanges. Beaucoup de Marocains viennent jouer en France. Ceux qui ont la double-nationalité vont aussi jouer partout en Europe. Dans les cinq-six dernières années, la bi-nationalité a été recherchée par une bonne partie des pays africains pour améliorer la qualité de base des sélections. Au Maroc, il y avait une forte pression pour que le sélectionneur recrute aussi des joueurs locaux.
TV5MONDE : L’issue d’un match de football peut-elle influencer les relations entre les deux pays ?
Jean-Baptiste Guégan : Les résultats d’un match de foot ne sont jamais déterminants sur les relations internationales. Elles peuvent conduire à des crispations ou à des rapprochements, mais elles ne sont pas déterminantes. Le sport ne sera jamais aussi prégnant que la loi des armes ou de la diplomatie.
Le sport crée des occasions pour rapprocher les diplomates, à travers des opportunités de rencontres informelles.Jean-Baptiste Guégan, consultant en géopolitique du sport
En revanche, le sport permet de rapprocher les peuples et leurs élites. Cela crée des occasions pour rapprocher les diplomates, à travers des opportunités de rencontres informelles. Une des difficultés de la diplomatie marocaine, c’est qu’avec l’arrivée de Mohammed VI, beaucoup de conseillers sont partis à la retraite sans forcément être remplacés. Le niveau de proximité entre la France et le Maroc s’est éloigné des logiques typiques de la Françafrique, et de leur relation historique. Donc les matchs permettent de remédier à ça.
Les matchs de foot permettent aussi pour les populations et pour les autres États une mise en scène des relations diplomatiques. Ils font passer des messages politiques. Les matchs de foot ont un potentiel médiatique sans commune mesure, ce qui leur confère le moyen de mobiliser les masses, de dynamiser les sociétés. Ça crée de l’activité médiatique et ça permet surtout de passer des messages de rapprochement.