Fil d'Ariane
Un "plan de sauvetage" de 2200 milliards en mars 2020, puis 900 milliards en décembre 2020, suivie d'une "relance" de 1900 milliards de dollars en mars 2021 : ainsi le déficit budgétaire américain s'est envolé à près de 18 % du produit intérieur brut (PIB). Ce déficit des États-Unis est presque aussi important qu'au sortir de la Seconde guerre mondiale.
Ces emprunts d'État, injectés dans l'économie américaine, sont uniques dans l'histoire récente et restent difficiles à appréhender. Pour comparaison, les 1900 milliards de dollars du plan de sauvetage du président Joe Biden correspondent au PIB de l'Italie, soit toute la richesse accumulée en un an de la troisième économie d'Europe.
Côté républicain — mais aussi démocrate —, des voix s'élèvent pour critiquer non pas le plan de relance en tant que tel, mais sa taille, jugée disproportionnée. Avec en tête un phénomène économique à haut risque pour ses détracteurs : le retour d'une inflation trop haute (l'inflation est "la perte du pouvoir d'achat de la monnaie qui se traduit par une augmentation générale et durable des prix", selon la définition de l'INSEE, NDLR).
Où va l'argent ?
Avec les 1900 milliards du plan de relance, plusieurs millions d’Américains vont toucher des chèques d’aides directes pouvant aller jusqu'à 1400 dollars par personne — pour un montant global de quelque 400 milliards de dollars.
Les écoles devraient recevoir une dotation de 125 milliards de dollars, les allocations chômage exceptionnelles qui devaient expirer à la mi-mars vont être prolongées jusqu'en septembre alors que 15 milliards de dollars vont servir à continuer la campagne de vaccination. 10 milliards sont consacrés à la production de vaccins, 50 milliards pour les tests et le traçage. 350 milliards sont programmés en faveur des collectivités locales.
Ces financements publics sont considérés par la Maison Blanche comme un "plan de sauvetage" qui devrait "doper la croissance" et créer plus de 7 millions de nouveaux emplois en 2021. Joe Biden estime que cette relance devrait "sauver des vies grâce à la vaccination généralisée, baisser le coût des soins et réduire de moitié la pauvreté des enfants".
Pour mieux comprendre ce que le plan de relance américain à 1900 milliards de dollars pourrait engendrer, nous avons interrogé l'économiste Laurent Ferrara, professeur d’économie internationale à la Skema Business School.
TV5MONDE : Les sommes injectées dans l'économie américaine sont vertigineuses, 5000 milliards de dollars en un an. Que pensez-vous de cette méthode américaine de relance massive de la croissance par l'endettement public ?
Laurent Ferrara : Les montants sont effectivement de cet ordre, même si le plan de Biden de 1900 milliards ne devrait pas être dépensé entièrement en 2021.
Mais il faut bien voir qu'il y a une partie de ces 5000 milliards qui est une réponse à la crise Covid. C'est ce qui a été fait dans de nombreux autres pays et qu'on peut traduire par la politique du "quoi qu'il en coûte", donc emprunter et dépenser pour soutenir l'activité économique, à la fois les ménages et les entreprises. L'idée c'est de fournir des liquidités pour traverser la crise et puis une fois qu'on en sera sorti, on va repartir comme avant. Ce sont donc des chèques qui sont donnés aux ménages et qu'ils sont censés dépenser, en sachant qu'une grande partie a été en réalité épargnée.
Pour moi, par contre, le plan Biden est avant tout un plan de relance. En 2020 les États-Unis ont soutenu l'économie et aujourd'hui ils essayent de refaire partir l'économie. C'est un plan de relance budgétaire de type keynésien (du nom de John Maynard Keynes, un des plus influents théoriciens de l'économie au XXe s, NDLR), voire rooseveltien (du nom du président américain Franklin Delano Roosevelt, qui introduit le New Deal comme plan de relance lors de la Grande dépression des années 1930, NDLR), que Biden aurait d'ailleurs peut-être fait dans tous les cas, pour soutenir la demande et en grande partie pour soutenir les ménages.
Il faut savoir qu'il y a très peu de mesures pour les entreprises dans le plan de Biden. Ce plan est basé sur l'endettement, parce qu'il n'y a pas d'autres choix pour ce type de relance par la demande. Le principe est de profiter de la baisse des taux d'intérêt pour emprunter sur les marchés financiers, au moins cher. Les Américains bénéficient de ce qu'on appelle "l'exorbitant privilège du dollar", qui fait que la dette américaine est très recherchée : c'est l'actif sûr et liquide par excellence. Il n'y a donc pas de problème du côté de la demande de rachat de cette dette, il y a même un surcroît de demande de rachat de cette dette.
TV5MONDE : Pour autant, une économie sous perfusion d'emprunts d'Etat peut-elle se relever durablement ?
Laurent Ferrara : Cette question en amène une autre et qui est : est-ce que le plan Biden va être capable de relever le potentiel de croissance des États-Unis ? On parle là de l'aspect structurel, c'est-à-dire au niveau du capital, du travail, de la productivité globale des facteurs. La politique de Trump a été une politique de l'offre, pour remonter la croissance potentielle à 3%. Aujourd'hui, la croissance potentielle des États-Unis est évaluée autour de 1,8%. Clairement, la politique de Trump n'a pas marché, même hors Covid. Le plan de Biden n'est pas fait pour monter à 3% de potentiel de croissance à mon sens, mais plutôt pour revenir à l'ancien potentiel de croissance. Donc tout le monde est d'accord sur le fait que ce plan de relance va doper la croissance, mais de façon temporairee, pour 2021, 2022.
Il va y avoir un surcroît de croissance. L'OCDE évalue ce surcroît de croissance à 3% en 2021. Cela va venir en grande partie de la hausse de la consommation des ménages. On est en plein dans le principe keynesien qui fait que la dépense publique accroît la demande, donc réduit le chômage, puisque l'activité et la croissance augmentent. Mais ce ne sera pas durable parce qu'il n'y a pas de mesures très ciblées, comme par exemple un développement des infrastructures, combler la fracture numérique ou faire la transition écologique. Ces choses-là auraient pu faire monter le potentiel de croissance de 2 à 3% dans les années à venir. C'est donc un plan temporaire pour l'instant.
TV5MONDE : Faut-il craindre une hausse de l'inflation causée par ces injections de liquidités ?
Laurent Ferrara : Je ne vois pas de risque de ce côté là, pour plusieurs raisons. Cela fait plusieurs années qu'on cherche à remonter l'inflation. Aujourd'hui on est toujours en dessous de la cible des 2%. On doit être à 1,5% aux États-Unis, selon la mesure que l'on prend. Depuis la grande récession de 2009, nous avons été en dessous en moyenne. Est-ce qu'on pourrait avoir trop d'inflation ? Je ne pense pas, parce que cela fait des années qu'on est dans un régime de faible inflation, et les raisons commencent à être connues.
Il y a un meilleur contrôle des banques centrales, un aspect de globalisation avec une pression à la baisse sur les prix qui vient de pays comme la Chine et un applatissement de la courbe de Philipps, cette courbe qui relie inflation et croissance. On a dans l'idée que les deux vont en même temps, plus de croissance plus d'inflation et inversement. Mais on s'est aperçu depuis des années qu'on avait des fluctuations d'activités et qu'en face l'inflation ne réagissait plus comme avant. Donc même avec une croissance à 5%, nous n'avons aucune garantie que l'inflation aille au delà de 2% ou 3%. L'OCDE estime que la cible des 2% sera dépassée avec la relance de Biden, autour de 2,5%, mais ce serait un choc temporaire.
Il n'y a donc pas de raison qu'une spirale d'inflation se mette en marche, que l'inflation soit à la hausse de façon durable. La banque fédérale américaine (FED) a d'ailleurs annoncé en janvier 2020 qu'elle visait 2% d'inflation en moyenne et donc ne réagirait pas en haussant les taux d'intérêt si cette inflation dépassait les 2% puisque c'est une moyenne qui est désormais visée.
TV5MONDE : Quels effets économiques peuvent avoir ces plans de relance américains à l'extérieur, en Europe par exemple ?
Laurent Ferrara : De manière globale, Il y aura des effets sur la croissance mondiale. Les États-Unis sont considérés comme le pays consommateur en dernier ressort de l'économie mondiale. Si l'économie américaine repart, ce sera avec la consommation des ménages, donc les États-Unis vont importer une grande partie de cette consommation. Les pays qui exportent vers les États-Unis vont profiter de cet élan. Les pays qui vont en profiter le plus seront le Canada et le Mexique. L'effet sur le Canada a été calculé à plus un point de croissance avec le plan Biden.
Sur les pays de la zone euro, c'est relativement plus faible, parce que la zone euro n'exporte pas beaucoup vers les États-Unis. La BCE a fait un chiffrage qui indique en 2021 une augmentation de 0,2 point de PIB dans la zone euro par le plan de relance de Biden, donc c'est très faible. Pour l'inflation en zone euro, l'impact du plan de relance américain serait encore plus faible avec une augmentation de l'inflation de 0,05% en 2022.
Sur l'aspect monétaire, il risque d'y avoir une appréciation du dollar, causée par un écart de croissance entre les États-Unis et la zone euro. Donc, si aujourd'hui il faut 1,2 dollars pour acheter un euro, cela pourrait devenir 1,1 dollar pour un euro, voire moins si l'appréciation est de plus grande ampleur.
TV5MONDE : Si l'emploi, la croissance ne repartent pas suffisamment aux Etats-Unis dans les 6 prochains mois, que peut-il se passer pour l'Etat américain, après avoir emprunté autant ? La capacité d'emprunt de l'État américain est-elle illimitée ?
Laurent Ferrara : Ce scénario me paraît peu probable, vues les sommes engagées. On ne voit pas comment la croissance ne pourrait pas réagir. Mais supposons que cela survienne. Je pense qu'ils pourraient de nouveau emprunter pour relancer leur économie avec des budgets énormes, parce que la capacité d'emprunt des États-Unis est à mon sens quasi illimitée. L'exorbitant privilège américian est là, à mon avis.
La zone euro devrait s'endetter mais elle devrait le faire dans son ensemble. Elle pourrait concurrencer les États-Unis en termes d'émissions de dettes sur des liquidités, parce qu'il y a les sûretés allemandes, françaises. Pour faire cela, il faudrait se mettre tous ensemble. Ce qui nous manque c'est un budget commun. C'est pour cela qu'on ne peut pas se comparer aux États-Unis et que l'on court sur une jambe depuis que l'on a fait l'union monétaire… mais sans l'union budgétaire.